Elle est éblouissante et inquiétante dans « Madeleine Collins ». Son dernier film, actuellement en salles, réalisé par Antoine Barraud, est un thriller hitchcockien vertigineux
Réalisateur, producteur, monteur, scénariste, écrivain, essayiste, Antoine Barraud est avant tout une personnalité talentueuse très discrète et trop rare dans le paysage du septième art hexagonal. Né en 1972, il a été révélé au grand public en 2005 au Festival Premiers Plans d’Angers avec le court-métrage « Monstre », qui sera suivi d’une dizaine d’autres, avant de s’essayer au long en 2012 avec le bien nommé « Les Gouffres », drame horrifique et quasi expérimental visant déjà à explorer les tréfonds de l’âme humaine, avec Nathalie Boutefeu et Mathieu Amalric. Il récidive avec brio en 2015 avec « Le Dos rouge », intense réflexion sur les rapports entre un artiste et sa création et fort plaidoyer pour la fréquentation de nos musées, film à redécouvrir aujourd’hui, nanti d’un casting cinq étoiles : Bertrand Bonello, Jeanne Balibar et Géraldine Pailhas.
Il confirme à présent tout le bien que l’on pouvait penser de lui avec son troisième effort, au titre quasi hitchcockien, « Madeleine Collins », en référence subliminale à « Vertigo » (Sueurs froides en VF), l’œuvre séminale du maitre du suspense qui a inspiré quantité de réalisateurs à travers l’histoire… et Brian De Palma, autre influence indirecte de Barraud, n’est sans doute pas le dernier.
Derrière le masque des apparences
Une femme à la beauté éclatante (Virginie Efira), mène une double vie de famille, avec, semble-t-il, le même bonheur, au croisement de deux identités et deux pays limitrophes quasi frères. Sous le prénom de Judith Fauvet, elle vit à Paris avec son mari Melvil (référence à Jean-Pierre ? En tout cas excellemment interprété par Bruno Salomone), brillant chef d’orchestre dont elle a eu deux garçons désormais adolescents. Dans la banlieue de Genève, elle se fait appeler Margot et paraît très amoureuse d’un apollon plus jeune qu’elle, Abdel (Quim Gutiérrez), papa de la petite Ninon.
Pour justifier ses absences continuelles depuis deux ans auprès de son mari, elle prétend travailler comme traductrice franco-anglaise pour une ONG, ce qui lui permet de s’inventer des voyages sur le Vieux continent et notamment l’Europe de l’Est… Jusqu’à l’apparition du fameux « MacGuffin » hitchcockien, ce petit élément « grain des sable », de premier abord anodin qui fait dérailler le récit initial et accélère la dynamique narrative vers une dimension investigatrice visant à briser les apparences et faire tomber les masques de l’illusion.
En l’occurrence, un simple coup de fil passé dans le jardin d’une villa à la végétation luxuriante et étouffante entre Judith/Margot et Abdel… conversation que surprend son fils Joris. Refusant de voir la réalité en face et s’enferrant dans sa spirale de mensonges et de vies recomposées, notre héroïne va progressivement perdre pied, bientôt écrasée par le poids de sa propre mythomanie confinant dangereusement à la folie. Au risque de profondément déstabiliser ses proches et ses deux « familles »… Engrenage vertigineux menant le spectateur en bateau jusqu’à l’éclatement d’une effroyable vérité qui remet astucieusement l’ensemble du métrage en perspective. Pour notre plus grand plaisir.
Virginie, top of the tops
Qui n’a pas rêvé, fantasmé un jour, une nuit, de vivre simultanément plusieurs vies, conjugales, affectives, familiales, en toute insouciance et dans un total sentiment d’impunité et d’irresponsabilités ? Tel est le point de départ de cet étonnant film franco-helvéto-belge dont la caméra colle au plus près d’une Virginie Efira jouant admirablement toute la gamme des émotions, passant de l’amour-passion à la routine conjugale, puis de nouveau ressuscitant l’excitation d’une jeune ado allant retrouver son chéri dans un élan transgressif, sans oublier le désarroi le plus noir, les délires schizophréniques et le désir inaltérable de maternité.
A lire aussi, du même auteur: Soft power au pays du matin (pas si) calme
Après avoir récemment interprété des personnages aussi différents et clivants qu’une nonne lesbienne entendant des voix christiques (« Benedetta » de Paul Verhoeven), une policière au grand cœur (« Police » d’Anne Fontaine), une coache de natation synchronisée (« Le Grand Bain » de Gilles Lellouche) ou encore une coiffeuse gravement malade en quête de son enfant jadis abandonné (« Adieu les cons » d’Albert Dupontel), l’ancien top-model belge, aujourd’hui âgé de 44 ans, prouve qu’il faut désormais compter avec son talent pour porter haut les couleurs d’un cinéma hexagonal décomplexé et inventif, ambitionnant de tenir la dragée haute aux autres productions mondiales.
On la suit ainsi quasi aveuglément dans cet entrelacs de mensonges et de mémoires reprogrammées comme pour mieux fuir une douloureuse réalité touchant forcément la sainte institution familiale, une vérité enfouie, refoulée que l’on finit par découvrir dans un état de sidération, voire de tristesse sincère.
Qu’est-ce qu’un individu ?
La suite du casting proposée par Antoine Barraud est également impressionnante avec un Bruno Salomone, hélas trop rare au cinéma, en père de famille amoureux fou de sa femme, préférant ne rien voir de ce qui se trame sous ses yeux ; une épatante Jacqueline Bisset en mère odieuse et acariâtre, très froide avec sa pauvre Judith/ Margot ; et, last but not least, mention spéciale à Nadav Lapid, réalisateur, acteur, écrivain israélien, interprétant ici Kurt, un faussaire de papiers d’identité à l’accent indéfinissable, bad boy au charme apaisant qui, le premier, ne prendra pas de gants pour secouer la rêveuse Judith/ Margot en lui demandant de le regarder droit dans les yeux, ce qui permet à la mère mythomane de découvrir une tâche dans son iris… et ainsi de s’ouvrir à une altérité, une vraie individualité chargée d’une histoire personnelle, d’un tempérament, d’un caractère, d’un ADN sans doute riche de potentialités, bref une vie humaine forcément unique et indivisible, racine du terme « individu », ce que l’on ne peut diviser, séparer, séquencer et que l’on ne devrait ni négliger ni banaliser.
C’est peut-être ce moment de grâce cinématographique inattendu qui met en images ce petit miracle d’émotions, qui plus est, entre deux acteurs francophones appartenant à deux identités culturelles distinctes (Belgique et Israël), au cœur d’un pays, la Suisse, par définition lieu « neutre » symbolisant les croisements de tous les parcours internationaux avec une ville également emblématique, Genève, « capitale » à travers l’Histoire de résolution des conflits et drames mondiaux, sous le haut patronage de l’ONU et des diverses organisations transnationales.
Au final, un film chargé en émotions, pour de belles pistes de réflexions et d’évasion qui ne manqueront pas de nous éloigner un moment de notre triste réalité pandémique et politique quotidienne…