Le discours d’Emmanuel Macron à la Conférence des Évêques de France et les nombreuses réactions qu’il a suscitées montrent bien à quel point la place des religions dans notre société pose désormais question. De part et d’autre du débat, on trouve des réflexions et des écrits de très haute tenue, et pourtant aucune des solutions proposées ne semble véritablement satisfaisante. C’est parce que la plupart des intervenants cherchent à résoudre la quadrature du cercle en traitant toutes les religions exactement de la même façon, alors que l’État ne peut pas et ne doit pas avoir les mêmes relations avec les disciples de l’Abbé Pierre et avec ceux de Tariq Ramadan.
Comme toutes les organisations, les groupes religieux ont des droits mais aussi des devoirs, et seuls ceux qui se plient à ces devoirs peuvent légitimement demander à bénéficier des droits qui les accompagnent. Or, à quelques exceptions près, et ces exceptions doivent être prises en compte, l’islam (je parle bien de la doctrine et des organisations qui s’en réclament, la situation des individus est plus nuancée) fait pour l’instant bande à part en refusant le projet républicain. Un parti qui dans son idéologie s’opposerait au pluralisme politique ne pourrait pas se réclamer de ce pluralisme pour avoir droit de cité aux côtés des autres partis politiques. De même, l’islam ne peut pas aujourd’hui être mis sur le même plan que le christianisme, le judaïsme, le bouddhisme, et bien d’autres confessions.
Voici toujours le temps des « bouffeurs de curés »
Les propos d’Emmanuel Macron, lundi 9 avril, ont été de très grande qualité mais ne sont pas exempts de quelques imprécisions. Par exemple, une certaine confusion entre l’Église et les catholiques, ces derniers ne se reconnaissant de loin pas tous ni tout le temps dans les enseignements du magistère – certainement pas sur le plan politique, ni sur le plan des mœurs, et pas forcément non plus sur le plan spirituel. Imprécision, aussi, entre la dimension spirituelle ou religieuse d’engagements individuels de citoyens catholiques, et les engagements politiques de catholiques agissant (ou disant agir) au nom de leur religion – parfois d’ailleurs en opposition les uns avec les autres, en témoignent les débats animés sur « l’identité » ou les migrants. Reste que ce discours, de haute tenue, mérite mieux que des réactions à l’emporte-pièce.
Il a heureusement suscité un certain nombre de réponses elles aussi de grande qualité. Notamment de Manuel Valls et Laurent Bouvet, ou de l’autre côté du débat de Philippe Chalmin et surtout d’Erwan Le Morhedec, ou ici même dans Causeur sous les plumes de Roland Hureaux et Anne-Sophie Chazaud, et de la part d’Alain Finkielkraut (de 10’20 » à 21’10 »).
Le texte de Manuel Valls est d’une grande pertinence, et s’il fallait que ce soit tout ou rien, je le soutiendrais sans hésiter. Il écrit cependant que « le temps des « bouffeurs de curés » est derrière nous ». C’est hélas faux, et comme l’explique d’ailleurs Laurent Bouvet toute une partie de la gauche, particulièrement complaisante envers l’islam politique, se montre acharnée à effacer dès qu’elle le peut les marques des fondements chrétiens de notre culture. Plus qu’à l’affaire de la croix de Ploërmel (sur laquelle je rejoins l’analyse de Roland Hureaux), je pense à la volonté manifeste de certains de remplacer le terme de « Noël » par je ne sais quelle périphrase désincarnée et insipide, ou d’effacer les croix sur les images illustrant des produits alimentaires grecs. Manuel Valls, Laurent Bouvet ou le Printemps Républicain ne se sont évidemment jamais compromis avec cette volonté totalitaire de réécrire le passé. Il est cependant dommage que notre ancien Premier ministre fasse un peu naïvement l’impasse sur son existence, d’autant plus que tout ce qui peut donner l’impression d’un désert spirituel, ou de rejet de nos racines spirituelles, ne fait qu’encourager la volonté de conquête des islamistes en les amenant à considérer l’Occident comme un espace vide qu’il suffirait de remplir, comme une proie facile.
Il affirme aussi que « l’opinion et la société avancent et progressent souvent plus vite que les religions sur bien des sujets. » Pour évoquer Audiard[tooltips content= »Un taxi pour Tobrouk. « Deux intellectuels assis vont moins loin qu’une brute qui marche. Oui, mais l’intellectuel, quant il se lèvera, ira dans la bonne direction. » »]0[/tooltips], encore faut-il qu’ils avancent dans une bonne direction, et la nouveauté n’est pas forcément gage d’amélioration – à moins de considérer le règne de Néron comme un progrès par rapport aux démocraties athénienne ou romaine sous le seul prétexte qu’il est plus récent. La prudence des religions n’est pas forcément un défaut.
En revanche, Manuel Valls touche très juste par ailleurs, en particulier en soulignant que « la laïcité, parce qu’elle veille à ce que chaque croyance ne s’érige pas en un dogme, les protège toutes », que « la laïcité a bien un ennemi : c’est ce sentiment qui existe lorsque l’on croit et qui nous amène à penser qu’on est le seul à détenir la vérité » et que « nous ne pouvons pas faire d’une croyance religieuse un combat politique. »
Pas d’amalgame entre les religions!
Dans La Croix, Philippe Chalmin écrit qu’il faut «réconcilier la France avec le fait religieux, et cela, quelle que soit la religion concernée. » Cet amalgame entre les religions est aussi insensé que dangereux, et montre bien une fois encore l’angélisme d’une trop grande partie des catholiques vis-à-vis de l’islam politique, alors même qu’il y a parmi eux certaines des personnes les plus instruites et les plus lucides sur le sujet. Je pense notamment à Philippe Capelle-Dumont, à Rémi Brague, ou à la grande islamologue Marie-Thérèse Urvoy, qui ont l’intelligence de voir les choses sans complaisance, mais aussi le courage de préserver malgré tout la possibilité et l’espoir du dialogue. J’avoue avoir un faible pour ce cri du cœur de l’excellent Koztoujours : « Je n’ai pas pris l’habitude de jauger un discours à la seule aune de ses conséquences sur l’épouvantail musulman. » C’est en effet accorder trop d’honneur au totalitarisme islamiste que d’en faire la mesure de toute réflexion – ce qui n’interdit pas de garder présente à l’esprit la menace majeure qu’il représente !
Car ainsi que le soulignent fort justement plusieurs des personnes citées, le vrai souci vient bien de l’islam politique en embuscade, dont on se doute bien qu’il saisira n’importe quel prétexte, n’importe quelle ouverture en direction d’une religion quelle qu’elle soit, afin d’exiger pour lui-même toujours plus de droits et surtout de passe-droits, toujours plus de visibilité, toujours plus d’influence normative sur la société. Mais rien n’interdit de le démasquer et de lui dire : non !
Le problème ne se limite évidemment pas au djihadisme, avec lequel il serait ridicule de confondre l’islam dans son ensemble. Le djihad guerrier bénéficie d’un prestige certain, mais il n’est qu’un moyen parmi d’autres pour imposer la charia. L’influence culturelle en est un autre, la banalisation des signes d’appartenance à l’islam politique dans l’espace public également, tout comme le refus des critiques de fond sous prétexte d’islamophobie. Comme le dit Alexandre del Valle[tooltips content= »La stratégie de l’intimidation. »]1[/tooltips], les coupeurs de langues ont le même objectif que les coupeurs de têtes !
La laïcité doit beaucoup au christiannisme
Or, l’équilibre délicat que l’on nomme « laïcité à la française » repose certes sur la loi, mais plus encore sur la manière dont elle a été intériorisée, sur cette « modération de l’expression de soi » dont parle Denis Maillard et qu’avec d’autres il nomme « laïcité dans les têtes ».
Elle est ou devrait être assez naturelle pour les juifs et les chrétiens, que les Dix Commandements appellent à plus d’intériorité que d’extériorisation intempestive : « Tu n’invoqueras point le nom de l’Éternel, ton Dieu, en vain. »[tooltips content= »Exode 20, 7. »]2[/tooltips] Je conçois qu’elle le soit moins pour les musulmans, ne serait-ce que par l’influence du langage, tant sont nombreuses les expressions évoquant Allah, « inch’Allah » par exemple devenant plus un marqueur grammatical du futur qu’une parole réellement religieuse.
Cette « modération de l’expression de soi » est pleine d’élégance et de retenue, une règle de savoir-vivre fondamentale, une manière paisible et saine de se côtoyer pour des concitoyens aux croyances parfois très différentes.
Lorsque le CCIF prétend que la laïcité serait dirigée contre l’islam, il reconnaît en fait que les règles élémentaires de tolérance et de liberté que défend la laïcité gênent les ambitions de l’islam – plus précisément, de l’islam particulier que sert le CCIF et qui n’est pas la totalité de l’islam, même si malheureusement il ne cesse de gagner en influence au sein de la communauté musulmane.
Bien sûr, nos valeurs, dont la laïcité est l’une des garantes, ne nous viennent pas de nulle part, elles doivent beaucoup au christianisme et au moins autant aux écoles philosophiques et religieuses de l’antiquité grecque et romaine. « Presque tout ce que les hommes ont dit de mieux a été dit en grec » selon la formule de Marguerite Yourcenar[tooltips content= »Mémoires d’Hadrien. »]3[/tooltips], et comme l’écrit Andrea Marcolongo avec une pointe d’humour, il y a au plus profond de l’identité européenne la conviction que « tout ce qui a été dit ou fait sur cette terre de beau et d’incomparable a été dit ou fait pour la première fois par les Grecs de l’Antiquité. »[tooltips content= »La langue géniale.« ]4[/tooltips]
Tous les islams ne sont pas égaux devant la laïcité
Avoir conscience de ces origines n’est toutefois pas une raison pour rejeter ce qui en découle en l’accusant frénétiquement d’ethnocentrisme. Autant que nos valeurs, nos connaissances scientifiques sont les héritières d’une démarche intellectuelle, d’une tournure d’esprit, d’un rapport au monde qui s’est développé dans la patrie d’Homère, Eschyle et Périclès. Il n’en demeure pas moins que les théorèmes de Thalès et Pythagore sont des vérités universelles. De même, nos dirigeants occidentaux gagneraient à méditer les enseignements de Confucius, et la noblesse du général Yue Fei que son gouvernement trahit parce qu’il refusait de livrer son pays à une puissance étrangère. Yadh Ben Achour[tooltips content= »La deuxième Fâtiha – L’islam et la pensée des droits de l’homme.« ]5[/tooltips] le montre avec autant de fougue que de pertinence, les droits de l’homme peuvent légitimement prétendre à la même universalité.
On me dira, à raison, que d’autres religions que l’islam ont leur lot d’activistes intransigeants, rendus aussi idiots que dangereux par leurs certitudes : « Le pire ennemi de la connaissance n’est pas l’ignorance, mais l’illusion de la connaissance. »[tooltips content= »Stephen Hawking. »]6[/tooltips] Ce n’est d’ailleurs pas vrai uniquement des religions…
Cependant, force est de reconnaître que :
1) L’islam est actuellement la seule religion au nom de laquelle des groupes structurés veulent détruire notre civilisation et portent un projet totalitaire, qu’ils cherchent à atteindre leurs buts par l’influence ou par la violence.
2) Ce qui aujourd’hui est heureusement marginal dans les autres religions (du moins en France) atteint dans l’islam des proportions extrêmement dangereuses, notamment chez les jeunes, comme le montre la passionnante mais inquiétante enquête d’Olivier Galland et Anne Muxel, comme le montrait déjà le rapport de l’Institut Montaigne.
3) La relation aux textes et le contenu de ceux-ci distinguent également l’islam. Tout musulman qui omet de prendre clairement ses distances avec la lettre des textes sacrés de sa religion sème de facto les graines du djihad, même sans le vouloir[tooltips content= »« Le Coran légitime nombre de choses embarrassantes pour les musulmans modernistes : l’esclavage, le djihad armé, le contrôle des femmes, la polygamie et des aberrations scientifiques.» Suleiman Mourad, La mosaïque de l’islam.« ]7[/tooltips], or il est permis de douter que la critique du Coran soit jugée acceptable par la majorité, y compris en France.
La non-séparation de l’Etat et des conséquences de certaines religions
L’Etat n’a pas à décider de ce que l’on doit, peut ou ne peut pas croire, de ce que l’on doit, peut ou ne peut pas penser. En revanche, l’Etat a le devoir de limiter ce que l’on peut faire ou ne pas faire, mais aussi ce que l’on peut inciter à faire ou à ne pas faire. Ce dernier point est trop souvent oublié : l’absolue liberté de croyances n’est pas une absolue liberté de promouvoir n’importe quel comportement au nom de ces croyances.
Nul ne peut m’interdire de croire en Tezcatlipoca, mais l’État doit impérativement m’interdire de favoriser de quelque manière que ce soit la pratique des sacrifices humains au nom du Miroir Fumant. Et si ces sacrifices sont consubstantiels à ma croyance, si je ne parviens pas à élaborer un culte de Tezcatlipoca condamnant sans ambiguïté ces sacrifices, alors l’État sera fondé à interdire toute organisation qui se réclamerait de ma croyance.
Nul ne peut m’interdire de croire en Allah et Mohamed, mais l’État doit impérativement m’interdire de favoriser le fait qu’en leur nom on bafoue les droits des autres religions, la liberté de pensée, la liberté des femmes. Or, la charia est incompatible avec les droits de l’homme, comme on le voit pratiquement partout où l’islam domine, et le Coran pris littéralement appelle clairement à mépriser les autres croyances, quand il ne leur déclare pas ouvertement la guerre.
Que les musulmans s’engagent pour la République !
Naturellement, un autre islam est possible, beaucoup le vivent et certains travaillent en ce moment même à le construire au plan théologique, en France et ailleurs. Peut-être une spiritualité humaniste est-elle présente en germe dès les origines de l’islam, une seconde métaphysique aux côtés de sa dimension totalitaire, comme le pense Souâd Ayada[tooltips content= »L’Islam des théophanies. Une religion à l’épreuve de l’art.« ]8[/tooltips]. Peut-être est-ce une élaboration progressive des cultures musulmanes, malgré l’islam originel plus que grâce à lui. Mais quoi qu’il en soit, hélas ! Tariq Ramadan semble avoir, pour le moment, une audience plus large et plus active qu’Abdennour Bidar. Et si nous devons soutenir sans faiblir les musulmans humanistes, nous ne devons pas nous mentir sur leur influence réelle au sein de l’Oumma. Ce sont pourtant eux, et eux seuls, que l’État doit accepter d’écouter.
Pour citer une nouvelle fois Erwan Le Morhedec : « Si des musulmans entendent s’engager en politique, qu’ils le fassent ! Aussi longtemps qu’ils s’engagent selon les principes de la République, non pas pour défendre des intérêts communautaires mais celui de la Nation, non pour faire valoir leur foi en politique mais comme citoyens à part entière éclairés par leurs convictions religieuses, comme d’autres le sont par leur athéisme ou leurs convictions philosophiques. »
Et les très beaux exemples d’engagement d’Amine El Khatmi ou Lydia Guirous montrent bien que c’est parfaitement possible. Il ne s’agit toutefois pas de représentants religieux, mais de citoyens musulmans – et de musulmans citoyens, au sens le plus fort et le plus noble du terme. La question de l’islam (doctrine et institutions) est, hélas, autre.
Séparer le bon grain de l’ivraie
Si brillantes soient-elles, beaucoup d’analyses diffusées ces derniers jours ne sont pas satisfaisantes parce qu’elles reposent sur l’illusion qu’il serait possible de réguler le rapport entre « le politique » et « le religieux » en traitant d’un « fait religieux » global assez largement imaginaire, ou du moins beaucoup trop général pour être pertinent. Même celles qui ont parfaitement conscience des différences fondamentales entre les religions se croient trop souvent obligées de trouver une solution unique s’appliquant uniformément à toutes les croyances.
Or, aucun projet de relations saines entre l’État et les religions ne peut aboutir, aucune vision de la laïcité ne peut être opérante, sans accepter de faire – enfin – une claire distinction entre les religions qui respectent le pacte républicain et celles qui ne le respectent pas. Sans distinguer, aussi, au sein de chaque religion, entre les courants qui respectent ce pacte républicain, et ceux qui ne le respectent pas.
La loi doit bien évidemment être la même pour tous les citoyens, et la liberté de conscience est inaliénable pour chaque individu, quelles que soient les circonstances, et si déplaisantes que puissent être ses croyances. En revanche, les organisations religieuses, politiques, culturelles, économiques même, n’ont leur place en France que si elles se plient sans faux-semblants à quelques règles qui, même si nous ne les appliquons parfois que trop imparfaitement, ne sauraient en aucun cas être négociables, car elles relèvent des fondements anthropologiques de ce que nous sommes plutôt que du débat politique : la dignité intrinsèque de l’être humain et des êtres humains, la liberté de pensée et de conscience qui en découle et en particulier le droit de changer de religion ou de ne pas en avoir, l’égalité de droit et de droits entre hommes et femmes, la prééminence de la citoyenneté sur les appartenances communautaires.
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