Un projet de loi prévoit de rendre des objets et statues au Sénégal et surtout au Bénin. Pour Julien Volper, conservateur et spécialiste de l’art africain, cela revient à spolier les musées français, sans que les droits du Bénin sur ces objets soient établis. La volonté présidentielle relève plutôt d’une politique française de soft power non moins discutable.
À la date du 16 juillet 2020 était enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale un projet de loi (le n° 3221), un parmi plus de 1 600 déposés à l’Assemblée pendant la XVe législature.
Ce document concerne la restitution de biens culturels à deux pays africains : le Sénégal (un objet) et le Bénin (26 objets). Il est à peu près certain que le rapporteur dudit projet, Yannick Kerlogot (député LREM), aura à cœur d’écouter poliment différents avis, mais n’y changera pas une virgule. Ce projet de loi ne fait que mettre en musique la volonté proclamée par Emmanuel Macron en novembre 2018 de rendre « sans tarder » les objets béninois, au mépris total du caractère inaliénable des collections nationales françaises.
Grâce à Macron, ni les contribuables béninois ni leur richissime président n’auront à mettre la main à la poche
Il est vrai que le président Macron dispose d’une majorité qui lui permet de rendre légal ce qui n’est pas légitime. Il faut aussi reconnaître que cette attaque en règle contre les musées nationaux n’a pas franchement ému l’opposition ni suscité grande réaction des conservateurs et directeurs de musée français. Prisonniers du « devoir de réserve » et soumis aux directives du ministère de la Culture, ces professionnels de la culture n’ont osé que quelques « objections de façade ».
Alfred Amédée Dodds, un officier d’ascendance… africaine
Il y aurait pourtant beaucoup à faire connaître au sujet de ces restitutions, en particulier celles qui concernent le Bénin.
Tout d’abord, il faut préciser que les 26 objets concernés représentent l’intégralité d’une donation faite aux collections nationales par un officier français d’ascendance africaine, le général Alfred Amédée Dodds (1842-1922). Si les restitutions ont lieu, on condamnera à la damnatio memoriae l’un des donateurs du musée du Trocadéro (dont les collections ont été transférées au musée du Quai Branly).
L’officier Dodds avait mis la main sur ces objets au cours de la campagne du Dahomey (1892-1894), menée au nom de la France contre ce royaume ancêtre de l’actuel Bénin, dont le monarque était Béhanzin (1845-1906). Si elle obéissait à de nombreuses autres considérations, cette expédition militaire française ripostait à de multiples incursions militaires menées par Béhanzin dans des territoires dont les dirigeants avaient signé des traités de protection avec la France.
À la fin de ce conflit, qui se solda par la défaite de Béhanzin, Alfred Dodds, comme d’autres militaires, rapporta dans ses bagages des souvenirs de bataille. Aussi choquante puisse sembler cette pratique aujourd’hui, il faut rappeler qu’à cette époque, elle est aussi courante que légale. Il faut attendre la convention de La Haye de 1899 pour que l’usage des butins de guerre commence à être déclaré illégal. On dira qu’il s’agit là du point de vue de l’Europe colonialiste, mais il en va de même du côté dahoméen. Dans la deuxième moitié du xixe siècle, lorsque les rois du Dahomey (Glélé et son fils Béhanzin) menaient bataille chez des peuples et des cités voisines, leurs lois et coutumes les autorisaient à piller, réduire les vaincus en esclavage et procéder à des sacrifices rituels de prisonniers.
Une statue au Dahomey pendant seulement deux ans
L’esprit de conquête était, au demeurant, l’essence même du royaume du Dahomey. Ainsi, durant l’année 1890, dans le cadre des funérailles officielles de Glélé, son fils et successeur fit sacrifier dignement 82 jeunes gens. Pour rester dans les traditions, il décida aussi de lancer des raids chez les Egba, qui ne faisaient pas vraiment le poids face à l’armée fon (ethnie dominante du royaume) dotée d’armes modernes achetées notamment à des firmes allemandes. Logiquement, les Egba d’Abeokouta proposèrent aux Français une alliance pour marcher sur Abomey, la capitale du Dahomey. Et les habitants de Kétou, littéralement rasée par les troupes du bon roi Glélé en 1886, célébrèrent la chute définitive de Béhanzin en 1894 !
Pour en revenir aux fameux 26 objets ramenés par Dodds, leur liste atteste en effet d’un pillage culturel sans égal réclamant une réparation : on songe en particulier à un métier à tisser, un pantalon de soldat, un sac en cuir et un fuseau. Elle comporte cependant des pièces plus importantes, notamment les Boccio, trois grandes statues rituelles dont la plus fameuse représente un homme-poisson, qui a un rapport avec Béhanzin.
Il y a cependant beaucoup à dire sur les derniers moments que passa cet objet en territoire dahoméen. À la fin de l’année 1892, Béhanzin, voyant que tout est perdu, ordonne l’incendie du palais d’Abomey[tooltips content= »Au cours de son histoire, Abomey a connu de nombreux incendies accidentels ou volontaires qui détruisirent une grande partie de son patrimoine. »](1)[/tooltips]. C’est dans cette ville que les Français trouveront les Boccio abandonnés par le roi. Selon un descendant de ce dernier, Houédogni Béhanzin (mort en 2013), l’homme-poisson avait été désacralisé et n’était donc plus qu’un « bout de bois » sans grande valeur.
Il faut aussi souligner l’âge de ce Boccio. Cette statue, attribuée à l’artiste Sossa Dede, a été réalisée vers 1890. Au moment de sa saisie par les troupes françaises, cet objet béninois n’a connu que deux ans de vie rituelle au Dahomey. Depuis, il a vécu plus de cent vingt années dans les collections françaises. On peut juger que cela n’a aucune importance, mais alors il faudra expliquer aux Espagnols que Le Jardin des délices, de Jheronimus Bosch, présent depuis quatre cent cinquante années sur le territoire ibérique, ne fait pas partie de leur histoire et qu’il doit être restitué à la Belgique où il a séjourné entre soixante et soixante-dix ans avant d’être confisqué par le duc d’Albe.
L’éloge de Christiane Taubira
Cependant, le fond de l’affaire n’est pas historique, mais évidemment politique. En 2005, une députée nommée Christiane Taubira interpelle le Premier ministre Dominique de Villepin au sujet de la restitution des biens à Béhanzin, lequel, déclare-t-elle, « lutta farouchement pour préserver l’indépendance et l’intégrité territoriale du Dahomey » et « opposa une glorieuse résistance aux troupes françaises ». Cette demande reste lettre morte, mais on notera en passant l’ironie de cet éloge d’un royaume esclavagiste par une députée qui a laissé son nom à la loi du 21 mai 2001 relative à la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité.
En 2013, le CRAN (Conseil représentatif des associations noires de France) et son président Louis-George Tin s’emparent de ce sujet à fort potentiel médiatique. L’association lance sur change.org une pétition pour la « Restitution des trésors d’Abomey à la famille royale et au peuple béninois »… qui recueille 3 162 signatures. En 2016, c’est encore le CRAN et sa branche béninoise, présidée par Laurent Tonegnikes, qui soutient la demande officielle de restitution formulée par l’État béninois.
Il faut croire que le président Hollande avait encore une certaine idée de ce que sont des collections nationales inaliénables. La demande du Bénin fut poliment déboutée.
Il n’en est pas allé de même avec Emmanuel Macron qui, dès son discours de Ouagadougou de 2017, a semblé décider à donner une seconde chance au projet du CRAN. On peut raisonnablement émettre l’hypothèse qu’un homme politique franco-béninois de premier plan du nom de Lionel Zinsou ait joué un rôle dans cette décision. D’après un article paru dans L’Opinion en juin 2017, Lionel Zinsou a d’abord rencontré le jeune Emmanuel Macron à la banque Rothschild, puis a eu recours à ses services comme banquier-conseil quand il dirigeait le fonds d’investissement PAI Partners. Il aurait continué à le fréquenter et à le soutenir tout au long de sa carrière politique jusqu’à l’Élysée.
La police appelée Musée du Quai Branly
La fille de Lionel Zinsou, Marie-Cécile Zinsou, a pris activement part au projet français des restitutions. Cette jeune femme titulaire d’un baccalauréat a été consultée à plusieurs reprises par Felwine Sarr, proche des Indigènes de la République, et Bénédicte Savoy, deux personnes mandatées en 2018 par Emmanuel Macron pour rédiger un rapport sur les restitutions. Leur travail, dénué de toute finesse, pourrait s’intituler « Dix recettes pour dépecer un musée ». En août dernier, une petite troupe de la Ligue de défense noire a vaguement fait mine d’occuper le musée du Quai Branly pour obtenir la restitution des Boccio, nécessitant l’intervention de la police. Ces mauvaises manières sont inutiles entre gens de bonne compagnie, dès lors que le président est décidé à rendre les Boccio.
On peut aussi remarquer que le cadeau promis par le président de la République au Bénin s’inscrit dans une série d’aides à ce pays qu’il aime décidément beaucoup. Ainsi, en 2018, le président a-t-il également annoncé à son homologue béninois, Patrice Talon, qu’il soutiendrait généreusement une initiative visant à « réinventer la cité lacustre de Ganvié ». « Les deux pays ont, à ce propos, signé une déclaration d’intention portant sur un montant de 43 millions d’euros, dont 40 millions considérés comme un prêt et 3 millions comme une subvention. » [tooltips content= »La Tribune Afrique, 8 mars 2018. »](2)[/tooltips]
Plus récemment, en 2019, il a été annoncé que la France, par le biais de l’Agence française de développement (AFD), accordera au Bénin un « prêt » de 20 millions d’euros, dont 12 seront entièrement dédiés au nouveau musée d’Abomey censé accueillir les pièces, dont le président veut arbitrairement spolier le musée du Quai Branly.
Grâce à la générosité du président français, ni le contribuable béninois, ni le président Talon, qui est pourtant à la tête d’une fortune estimée à 400 millions de dollars, n’auront à mettre la main à la poche. Il est vrai que Patrice Talon a d’autres préoccupations, comme rétablir l’ordre public de manière parfois brutale et museler la presse, ainsi qu’une partie de l’opposition (faits dénoncés dans différents journaux français). On pourrait imaginer partenaire plus présentable pour porter le soft power français.