Le projet présidentiel de construire un « islam de France » inquiète de nombreux militants laïques. Dans leurs essais respectifs, Philippe Raynaud et Laurent Bouvet décryptent le libéralisme multiculturaliste d’une partie de la gauche rejointe par Emmanuel Macron. Une dérive étrangère à notre tradition républicaine.
La question laïque, qu’on aimerait tant oublier, considérant la loi de 1905 comme intangible, est revenue sur le devant de la scène avec le projet de sa révision, envisagée par le président Macron. En rapport direct avec le grand dossier de son quinquennat, celui de construire un « islam de France » appuyé sur les « musulmans modérés », la réforme devait s’articuler autour de trois pôles : modifier le régime des cultes en étendant le statut des associations 1905 à tous les lieux de culte, dont un certain nombre fonctionne à présent sous couvert de la loi de 1901 sur les associations culturelles ; requalifier la nature des associations 1905 pour renforcer notamment le contrôle des membres de ses conseils d’administration ; enfin, contrôler plus scrupuleusement les financements de ces associations, en particulier quand ils viennent de l’étranger. En principe, rien d’inquiétant. Au contraire. Cependant l’annonce du souhait présidentiel a fait réagir les forces laïques qui, à l’initiative du Comité laïcité République, ont lancé une pétition dans le but de stopper sur-le-champ le projet. Peut-être ont-ils été entendus car le chef d’Etat a annoncé, devant les intellectuels reçus à l’Elysée le 18 mars dans le cadre du « grand débat », qu’il ne toucherait pas à la loi de 1905. Deux livres parus récemment, La Laïcité : histoire d’une singularité française, de Philippe Raynaud (Gallimard, 2019), et La Nouvelle Question laïque, de Laurent Bouvet (Flammarion, 2019), aident, chacun dans une optique spécifique, à mieux comprendre pourquoi toute tentaive d’adapter cette loi emblématique suscite tant de réactions.
« Pour la laïcité, la vraie question n’est pas celle de ‘l’islamisme’ mais celle de l’islam tout court »
Limpide et parfaitement maîtrisé, l’ouvrage de Raynaud, politologue et philosophe politique, surprend par son courage, tant nous nous sommes habitués à ne pas entendre les spécialistes des « questions sensibles » dire tout haut ce qu’ils pensent souvent tout bas : « Pour la laïcité, la vraie question n’est pas celle de “l’islamisme” réputé radical, mais celle de l’islam tout court, c’est-à-dire cette “religion” que la République essaie de traiter comme les autres “cultes” avec lesquelles elle a appris à vivre. » Laissons nos amis « ouverts d’esprit » dénoncer l’« islamophobie » de l’auteur. En revanche, ceux qui ne craignent pas de contaminer leur cerveau avec des idées sulfureuses devraient s’attarder sur les chapitres qui synthétisent avec style l’histoire de l’avènement de la laïcité en France.
Jeté un peu vite dans le fourre-tout des religions abrahamiques, l’islam diffère du christianisme ne serait-ce que parce que, jusqu’à preuve du contraire, il ne permet pas ce que Marcel Gauchet a appelé « la sortie de la religion ». En Occident, la religion a cessé d’organiser les sociétés humaines et laissé chaque individu libre de trouver un sens à son existence, à l’intérieur d’une chapelle ou pas. Là où l’islam demeure en position dominante, on a affaire à un processus inverse. À en croire le sociologue Mohamed Cherkaoui, cité par Laurent Bouvet, c’est « la nouvelle islamisation des pays musulmans », qui se joue à quatre heures de vol de Paris, avec son fondamentalisme, ses moines-soldats et sa guerre sainte. Les résultats de l’étude réalisée par l’Institut Montaigne en 2016 laissent penser qu’il sera difficile à Emmanuel Macron de trouver cet appui tant désiré des « musulmans modérés » : 28 % des « musulmans de France » appartiennent à des groupes qui « ont adopté un système de valeurs opposé aux valeurs de la République », 25 % acceptent la loi de la République, mais « revendiquent l’inscription de leur religion dans l’espace public », principalement au travers du mode vestimentaire, du hallal, de l’aménagement de salles de prière dans les lieux de travail ou du refus de la mixité. Passée presque inaperçue en 1983, la création de l’Union des organisations islamiques de France avait montré, pour peu qu’on ne se bandât pas les yeux, que faciliter la pratique du culte musulman servait de tremplin à d’autres revendications placées dans la logique du « droit à la différence » – lequel pourrait, selon Philippe Raynaud, durcir « la contrainte collective ». Si le président de la République relativise les appréhensions des milieux laïques, c’est peut-être parce qu’il a oublié cette phrase de son maître à penser, Paul Ricœur : « Notre laïcité ne peut être perçue par les musulmans que comme une idée folle issue d’une religion fausse. »
L’école du voile
Mais qu’est-ce que « notre laïcité » ? Le fait que Laurent Bouvet intitule son ouvrage La Nouvelle Question laïque devrait interpeller. De même que les mille adjectifs dont on affuble la laïcité depuis un certain temps, comme s’il était déjà trop tard pour maintenir le consensus autour du sens que lui donne la loi de 1905. Bien plus que la liberté religieuse, la laïcité « à la française » désigne une spécificité philosophico-juridique qui non seulement permet au citoyen « de choisir et d’exercer librement le culte de son choix, comme d’en changer ou d’y renoncer », mais est aussi, « et indissociablement, le principe qui le protège de l’influence des cultes, de tous les cultes », rappelle opportunément Bouvet. En d’autres termes, la laïcité renvoie aussi, voire d’abord, à la liberté de conscience, à la capacité de résister aux pressions et aux séductions de quelque culte que ce soit.
Inutile d’insister sur l’importance primordiale que l’application et le respect de cette liberté revêtent dans l’enceinte de l’école publique. Raynaud cite à ce propos une belle formule de Hannah Arendt, « le bruit et la fureur de la société civile », dont il faut préserver l’espace autonome où les enfants se forment à la pensée rationnelle et à la citoyenneté, qu’on aimerait bien croire toujours « républicaine ». Ce n’est pas par hasard que la « loi sur le voile » soit considérée comme un tournant dans l’histoire de la laïcité. Votée en 2004, elle avait connu un prologue retentissant en 1989 avec l’affaire des collégiennes voilées de Creil. Lionel Jospin, alors ministre de l’Éducation, avait choisi de jouer la carte de l’ « apaisement » face aux manifestations identitaires, sous prétexte que la scolarité devait prévaloir sur l’adhésion à ce qu’on considère comme nos valeurs. La capitulation connue de la gauche française s’inscrit, certes, dans un mouvement plus global, à la fois historique et idéologique.
La « laïcité inclusive » et les trahisons de la gauche
Laurent Bouvet en retrace la trajectoire des années 1980 à nos jours, de l’abandon des combats sociaux jusqu’au ralliement total aux causes identitaires des diverses minorités. Dans les « cercles éclairés », on parle, d’après le philosophe Charles Taylor, de la « politique de la reconnaissance », soucieuse de garantir à tous les damnés de la terre une visibilité dans l’espace public. Le changement s’était opéré en même temps sur le plan sémantique et il est significatif : « On est en effet passé, dans le langage public, d’une désignation mêlant origine et appartenance de classe, le travailleur immigré ou le travailleur arabe, à une désignation totalement détachée du statut social et témoignant d’une identité attribuée en même temps que revendiquée, arabe et très vite beur, à un vocable général clairement identitaire, venu de la religion mais qui la dépasse pour englober toute une population sans que l’on connaisse son degré de religiosité ou de pratique : musulman. »
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Ultra médiatisée, l’ « affaire Baby Loup », du nom d’une crèche associative dont la directrice avait licencié une employée voilée, a constitué une victoire symbolique du camp laïque, qui a fait valoir à l’opinion l’existence de lieux et de situations en France où les citoyens restent d’abord des citoyens, sans être empêchés d’embrasser leur identité religieuse, en l’occurrence celle d’une femme musulmane, mais après les horaires de travail. Reste que ce sursaut de la laïcité, militante comme au bon vieux temps, a finalement laissé l’impression qu’il s’agissait, somme toute, d’une opinion particulière parmi d’autres. Pis, comme l’explique Raynaud : « Les défenseurs autoproclamés de la laïcité “inclusive” ont fait de cette affaire le symbole des prétendues dérives autoritaires et islamophobes de leurs adversaires. » Ce que craignent précisément les militants laïques républicains, à l’instar de Laurent Bouvet, c’est l’expansion de cette « laïcité inclusive » sous le mandat d’Emmanuel Macron. Probablement à raison, si on considère ce propos lâché par le président le 18 mars : « Quand on a un débat sur le burkini, ça n’a rien à voir avec la laïcité, ce n’est pas cultuel. »
Macron et la « radicalisation de la laïcité »
S’agissant de l’esprit de la loi de 1905 et de sa préservation, le bilan des présidents français depuis Chirac laisse à désirer. Selon Bouvet, Nicolas Sarkozy porte la responsabilité d’avoir lancé le processus de politisation de la laïcité avec son concept de « laïcité positive », que certains ont vite compris comme « l’autre nom d’une France assise sur son héritage chrétien (“blanc”, occidental) ». Le sociologue Éric Fassin s’était alors amusé à pondre le terme de « laïcité négative », qu’il définissait comme « une islamophobie sans voile ». Le ton des débats sur la question laïque était donné. Partisan d’une « laïcité qui libère et qui protège », François Hollande s’était démarqué en tant que candidat en proposant d’inscrire les deux premiers articles de la loi 1905 dans la Constitution, pour finir par nommer au poste de président de l’Observatoire de la laïcité Jean-Louis Bianco, un homme obsessionnellement inquiet de la monté de l’islamophobie en France et convaincu qu’il n’y avait aucun problème de laïcité. Quant à Emmanuel Macron, en plus de reconduire Jean-Louis Bianco, il a fustigé devant un parterre de représentants religieux reçus à l’Élysée en décembre 2017, « la radicalisation de la laïcité ».
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L’élection d’Emmanuel Macron consacre une lecture libérale de la laïcité, fortement influencée par le modèle anglo-saxon multiculturaliste, très éloignée du libéralisme des républicains français du début du XXe siècle. Laurent Bouvet la résume ainsi : « L’individu libéral y est conçu comme pouvant “choisir” librement les traits de l’identité personnelle qu’il souhaite mettre en avant dans la société, au gré de telle ou telle autre situation, tout particulièrement lorsque tel ou tel trait de cette identité est “minoritaire”, “dominé” ou “discriminé”. Ce “choix” se transformant le plus souvent dans la société libérale en revendication de droits. » À la lumière de la doxa tolérantiste, le présumé « archaïsme » de la laïcité « à la française » irrite fortement les pupilles de la caste progressiste. Le sociologue Marc Jacquemain forge ainsi le concept de « laïcité réactionnaire ». Proche du président Macron, l’historien Jean Baubérot, qualifié par Bouvet d’« entrepreneur politico-intellectuel », oppose, quant à lui, cette laïcité « falsifiée », confisquée en quelque sorte par les forces obscures de l’intégrisme républicain, à la « laïcité historique », la seule « vraie » à ses yeux, et qui correspond – sans surprise – à la conception libérale. On a pu mesurer la dangerosité réelle des « influenceurs » de l’acabit de Baubérot à l’occasion de la parution de l’ouvrage qu’il a cosigné avec Rokhaya Diallo, Comment parler de laïcité aux enfants (sic !), qui souligne que la laïcité « entraîne concrètement un sentiment d’injustice, et de stigmatisation. » À l’avenir, la « laïcité » n’aurait donc pas pour but de favoriser l’émancipation des citoyens de toute assignation religieuse, mais se limiterait à agencer la cohabitation des différentes communautés.
Il est évidemment légitime de s’interroger sur l’adéquation de la loi de 1905 avec la situation actuelle, marquée par l’émergence de l’islam comme la deuxième religion de France. Dans l’idéal, cette question ne devrait effrayer personne. La crispation qu’elle suscite prouve à quel point il n’est pas sûr que la laïcité, qui s’incarne au quotidien dans une multitude de décisions – individuelles, collectives, juridiques, politiques –, fournisse encore un cadre à l’ « intégration ». Surtout, à défaut d’un débat souhaitable sinon nécessaire, nous nous exposons à l’incertitude de savoir comment cette laïcité, dont la définition est disputée entre ses différents « défenseurs » et interprètes, parviendra à domestiquer l’islam : en le neutralisant ou en lui permettant de se déployer en catimini, comme on le voit avec la « Nuit du ramadan » célébrée à la Mairie de Paris ? Que le Printemps républicain, association cofondée par Laurent Bouvet et qui vise à « promouvoir le commun et la laïcité dans le paysage politique français », ait fait de Latifa Ibn Ziaten la citoyenne de l’année 2018, sans se formaliser du foulard qu’elle portait, donne une ébauche de réponse.
Très touchée d’avoir reçu le prix citoyenne de l’année 2018 par @PrintempsRep20 et des échanges qui ont suivi autour d’un dîner préparé par les élèves de @CuisineMEmplois pic.twitter.com/AUbcQ2y6pd
— Latifa Ibn Ziaten (@LatifaIbnZ) 4 juillet 2018
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