La crise politique et sociale que traverse aujourd’hui la France est, en bonne partie, une crise de la représentativité. Et donc de la démocratie. Des citoyens doutent que leurs élus gouvernent réellement en leur nom. Et l’attitude d’Emmanuel Macron ne fait que renforcer ce sentiment…
Il faudrait se cacher volontairement les yeux pour ne pas voir que la crise des gilets jaunes est en grande partie une crise de la représentativité et donc de la démocratie, une démocratie malmenée, menacée, et dont les fondements mêmes sont de plus en plus ouvertement niés ou contestés.
L’attitude de Macron fragilise la démocratie
Qu’on en juge ! En confondant volontairement légalité et légitimité, en prétendant que la légalité de son élection suffit à garantir la légitimité de la moindre de ses réformes autant qu’à justifier son attitude volontiers condescendante, Emmanuel Macron fragilise profondément la légitimité de la légalité, et donc l’Etat de droit.
En s’imaginant que la souveraineté populaire peut se contenter d’une consultation semble-t-il plus que biaisée, de l’aveu même de ceux qui devaient l’organiser, en assimilant tout désaccord aux pires abominations pour empêcher toute critique, c’est le principe même du débat démocratique que l’on désavoue. Il ne suffirait plus que de confisquer les prochaines élections pour achever de convaincre nos concitoyens que, décidément, la légalité ne permet plus de faire entendre la volonté légitime du peuple souverain. En d’autres termes, qu’il ne lui reste plus que l’illégalité pour se faire entendre…
Comment ne pas voir le danger, alors que trop de gens oublient que le choix de l’illégalité et plus encore de la violence ne saurait être qu’un ultime recours, un remède qui peut bien être pire que le mal tant il s’accompagne de drames, remet en cause même ce qu’il veut défendre, et fait courir le risque de dérives atroces ?
Mesure-t-on bien à quel point chacune des victoires remportées contre la volonté générale par tel ou tel lobby bien placé, tels ou tels donneurs de leçons débordants de supériorité morale, tel ou tel parti farouchement attaché à ses prébendes, tel ou tel homme politique fier de son habileté, est un coup terrible porté à la démocratie ?
Le peuple croit-il encore en la démocratie ?
La démocratie meurt lorsque le peuple cesse de croire en elle. Pour que le peuple croit en elle, elle doit croire en lui, c’est-à-dire notamment prendre le risque de l’écouter vraiment, donc de le laisser parler librement, et de tenir compte de sa volonté, y compris lorsque celle-ci va à l’encontre des dernières lubies bien-pensantes.
Mais au fond, pourquoi devons-nous tant défendre la démocratie, « le pire des régimes à l’exception de tous les autres déjà essayés », comme le disait Churchill ? Qu’y a-t-il qui légitime cette fameuse démocratie ? Elle est sans cesse évoquée et invoquée, slogan incontournable, pourtant rares sont ceux qui prennent la peine d’expliciter ses fondements. On en viendrait à se demander si elle a véritablement un sens, ou si elle ne serait qu’un consensus parmi d’autres possibles, une pure construction subjective du droit positif, en d’autres termes une simple mode, une passade. Et alors à quoi bon la défendre ? Détachée de ce qui devrait la nourrir, elle s’étiole et résiste mal aux assauts répétés de ses ennemis, d’autant plus dangereux qu’ils disent généralement la respecter et que leur imposture profite de la confusion qui règne sur ce qu’est, en vérité, la démocratie.
La République des technocrates
Ce n’est pas par hasard que nombre d’instances dites technocratiques sont profondément anti-démocratiques. Qui, atteint d’une maladie grave, accepterait de soumettre au suffrage universel le choix de son traitement ? Pour ceux qui voient les problèmes de notre société comme des maux à traiter il est absurde, pour ne pas dire collectivement suicidaire, de confier à des masses ignorantes le choix des traitements à apporter. Ainsi fonctionnent souvent les économistes, mais ils ne sont pas les seuls : bien des militants, de quelque cause que ce soit, ont une attitude similaire – surtout dans le fameux « camp du Bien » et chez ces « sachants » qui, au passage, n’ont pas franchement démontré leur compétence si l’on en juge à leurs résultats de ces dernières décennies.
Mais ce que ces beaux esprits oublient surtout, c’est qu’il y a une différence fondamentale entre une société et un être humain : la définition de ce qu’est la « bonne santé » d’une société est beaucoup plus compliquée que celle de la santé physique d’une personne. L’homéostasie et la survie autonome de l’organisme n’y suffisent pas.
Les technocrates n’ont pas totalement tort : contrairement à eux, les citoyens, moi le premier, n’ont pas forcément les compétences requises pour juger de l’efficacité probable de telle ou telle mesure. Et le consensus majoritaire ne suffit pas à définir la vérité. En revanche, qui sont ces technocrates pour s’arroger le droit de décider de ce que doivent être les objectifs poursuivis par ces mesures ? En d’autres termes, qui sont-ils pour vouloir décider seuls de ce que devrait être notre société ? Un cuisinier peut me conseiller des plats, et je serai ravi qu’il me les prépare puisqu’il est pour cela bien meilleur que moi, mais il n’a pas à décider à ma place de ce que je veux manger. Parce qu’ils sont, en théorie, plus compétents pour juger des moyens, les « sachants » prétendent pouvoir décider des buts à atteindre, mais ils oublient ou feignent d’oublier que moyens et buts ne se situent absolument pas sur le même plan, et ne doivent en aucun cas être confondus.
« Après tout, c’est nous qui payons les élus »
Une deuxième attaque contre la démocratie est celle qui consiste à dire : « Après tout, c’est nous qui payons les élus », et c’en est une que l’on entend beaucoup trop souvent à mon goût même chez certains gilets jaunes. Elle a deux conséquences dramatiques.
La première, c’est d’oublier qu’un élu n’est à la hauteur de sa tâche que s’il s’y investit totalement, notamment affectivement, bien au-delà de ce que l’on peut raisonnablement attendre de quelqu’un en échange d’une rémunération. J’en veux pour preuve qu’intuitivement nous méprisons tous les élus qui donnent l’impression de faire de la politique « pour l’argent ». Soyons cohérents : puisque nous leur demandons une autre motivation que celle de l’argent, être la source de leur rémunération ne saurait fonder l’autorité populaire.
La deuxième conséquence, c’est de faire implicitement des élus des mercenaires. Or, ne nous leurrons pas, il y a des élus qui reçoivent plus d’argent d’autres sources que de leur indemnité pour leur mandat. Si la seule raison pour laquelle ils devraient respecter la volonté du peuple est que « c’est le peuple qui les paye », alors selon la même logique ils devraient en fait respecter la volonté de je ne sais quel lobby bien plus généreux. Certains le font, hélas, et à titre personnel je les considère comme des traîtres. Un élu a pour mission de porter la voix de ceux qu’il représente, au service de l’intérêt général, et c’est beaucoup plus qu’une question d’argent.
Il y a bien sûr d’autres menaces sur la démocratie, et au premier chef les assignations identitaires de plus en plus fréquentes. Ethniques ou socio-économiques, toutes reviennent à nier la capacité des individus à dépasser leur égoïsme de caste ou de tribu pour se soucier de l’intérêt général, c’est-à-dire nier la possibilité même de la citoyenneté. Arrêtons là la liste.
Les trois fondements de la démocratie
Réfléchissons plutôt un moment à ce qui, dans la nature même de l’humanité et des sociétés humaines, peut fonder la démocratie, ce qui peut faire qu’il soit en soi bon et juste que chacun pèse dans les décisions qui engagent la collectivité.
Il y a, au moins, trois sources complémentaires à la légitimité de la démocratie : la participation de chaque citoyen à ce qui est utile à tous, la disposition à défendre la collectivité, le devoir d’assumer les conséquences des décisions prises. Chacun de ces arguments peut être illustré par un cas d’école, puisé aux origines de ce système politique, non pour le seul plaisir d’un voyage historique, mais pour faire le « pas de côté » qui nous extraira de la confusion du moment et nous fera voir plus clairement ensuite notre propre situation.
Un préambule nécessaire : les trois fondements de la démocratie que j’évoque ont en commun de reposer eux-mêmes sur des bases implicites. Il s’agit de la reconnaissance de la dignité humaine intrinsèque, et du lien ontologique entre liberté et responsabilité.
Ce sont des valeurs cardinales dans cette Antiquité hellénistique qui distingue d’une part l’homme libre de l’esclave, et d’autre part l’autorité légitime respectueuse des lois communes et des droits de chacun, du despotisme arbitraire qui s’arroge le droit de traiter tout le monde en esclave selon son caprice. Ainsi la Grèce put-elle s’unir contre le despotisme de Xerxès, ainsi à Rome l’attachement à la liberté se concrétisa dans les révoltes qui suivirent le viol de Lucrèce ou la mort de Virginie. Ainsi, et ainsi seulement, pouvons-nous défendre la démocratie en veillant à ce qu’elle soit bien la recherche commune de l’intérêt général, sans se pervertir en dictature de la majorité ni dériver en despotisme de l’air du temps.
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Nous avons, c’est heureux, enfin aboli l’esclavage pour reconnaître à chacun la dignité des hommes libres. Mais n’oublions pas que toute remise en cause de la réalité objective de cette dignité ne peut aboutir qu’à un monde d’esclaves. C’est ce à quoi conduit notamment le seul droit positif, pour lequel il n’y a pas de vérité mais seulement des opinions, pas d’intérêt général mais seulement des armistices temporaires entre les intérêts particuliers concurrents, pas de droit intrinsèque mais seulement des droits consentis – pour l’instant – par le consensus du moment.
Qui contribue vraiment à la France ?
Les Romains de l’ancienne république considéraient que tous les citoyens avaient le droit de vote dans la mesure où tous contribuaient à la vie de la cité. A Rome, « dans la mesure où » était même pris au sens strict, c’est-à-dire en proportion de cette participation. Les plus riches, ceux qui finançaient les services publics, avaient donc un poids bien plus important lors des élections, à travers le système des comices centuriates, et encore faut-il nuancer ce constat en rappelant le rôle des tribuns de la plèbe. Je ne plaide certes pas pour que l’on donne à chacun un nombre de voix proportionnel au montant total de ses impôts ! Mais on ne peut nier qu’une réflexion s’impose, par exemple sur la légitimité de l’influence et des privilèges de nombre d’exilés fiscaux, ou « optimisateurs légaux », et que le consentement à l’impôt fait aujourd’hui défaut. Les payeurs, et ont-ils vraiment tort ?, s’estiment moins citoyens que vaches à lait, puisque les décideurs ne prennent plus leur avis en compte pour savoir ce que l’on fait de ce qui, à la base, est leur argent. Rappelons donc les articles 13 et 14 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, consultable sur le site de l’Élysée… Mais même à Rome, si cette contribution était déterminante elle ne suffisait pas à définir la citoyenneté. En effet, entre le simple habitant, fut-il de passage, qui doit contribuer aux « services publics » puisqu’il en est aussi bénéficiaire, et le citoyen à part entière, il y a et il y avait une différence de fond : le devoir de verser son sang au service de Rome.
Et justement, les Athéniens, véritables inventeurs de la démocratie, l’ont mise en place après des périodes de conflits, lorsque les batailles de masse (notamment navales) sont devenues la référence, succédant en cela à une vision de la guerre qui se voulait « aristocratique » centrée sur des duels « chevaleresques » entre membres d’une élite. Or, si seul le capitaine commande son navire, lorsqu’il coule les humbles rameurs se noient autant que lui. Désormais, donc, tous les citoyens avaient le droit de vote dans la mesure où tous pouvaient être amenés à risquer leur vie pour la cité. Chacun ayant une et une seule vie, chacun avait une et une seule voix. Contrairement à Rome, Athènes ne raisonnait donc pas avant tout à partir de ce que chacun apporte à la collectivité, mais de ce que chacun peut être amené à sacrifier pour elle. Chaque citoyen était bien évidemment tenu de contribuer à la vie de la cité selon ses possibilités, mais, si ce devoir accompagnait la démocratie, il n’en était pas la source. Avons-nous encore conscience de cette exigence ? A nos yeux, la France est-elle encore quelque chose que l’on peut être fier de défendre même au prix de sa vie ? Qui, parmi nous, sait encore voir notre pays avec les yeux de Patrice Quarteron ?
Avant de trancher, le roi consulte son peuple
Troisième approche, magnifiquement présentée par Eschyle. Dans Les Suppliantes, les cinquante filles de Danaos fuient, avec leur père, des mariages imposés et demandent l’asile dans la cité d’Argos pour échapper aux prétendants qui les poursuivent. Le roi d’Argos doit décider de les repousser ou de les accueillir, sachant que ses obligations religieuses le poussent à l’accueil – Zeus n’est-il pas le protecteur des suppliants et des exilés ? – mais qu’en donnant asile aux Danaïdes il condamne sa cité à la guerre contre les prétendants. Que fait le roi ? Avant de trancher, il consulte son peuple. Pourquoi ? Parce que quelle que soit sa décision, c’est le peuple tout entier qui devra en assumer les conséquences. S’ils livrent des innocentes à leurs persécuteurs, le stigmate moral et religieux s’abattra sur tous les habitants d’Argos. Et s’ils les accueillent, tous subiront les horreurs de la guerre. La liberté impose la responsabilité, mais on ne saurait être responsable que si l’on est libre.
Être confronté aux conséquences… Ne touchons-nous pas du doigt ce que nombre de gens du « peuple », qu’ils portent ou non un gilet jaune, reprochent aujourd’hui aux « élites » ? De prendre des décisions dont ils feront assumer les conséquences par d’autres ? Évadés fiscaux voulant augmenter les impôts, thuriféraires de la mixité sociale habitant dans les beaux quartiers, les résidences de luxe et inscrivant leurs enfants dans des écoles privées hors de prix, champions de la « rationalisation » des services publics à la campagne vivant eux-mêmes dans les métropoles où tout se concentre, contempteurs des automobilistes ayant les transports en commun au pas de leur porte, spécialistes autoproclamés de l’avenir de la France se préparant avec leurs proches à vivre à l’étranger, défenseurs des migrants qu’il faut accueillir mais chez les autres – le roi d’Argos, lui, n’imposa pas à ses sujets d’héberger les Danaïdes chez eux, mais leur ouvrit son palais – et ainsi de suite.
Pourquoi le peuple est souverain
Soulignons aussi que les habitants d’Argos choisirent d’accueillir les cinquante jeunes filles et leur père, et de les protéger au prix de la guerre s’il le fallait. Mais de ce fait, ils rejetèrent fermement leurs poursuivants, et Danaos et ses filles s’engagèrent à respecter les lois et les coutumes de la cité qui leur donnait asile, et à participer aux cérémonies de ses dieux secourables, plutôt que de continuer à prier ceux dont les préceptes voulaient les enchaîner aux prétendants. Si elle n’est pas directement liée à la démocratie, l’adhésion à un corpus minimum de valeurs et de traditions est donc bien un autre élément constitutif de la citoyenneté.
Le RIC, le mandat impératif, l’équilibre entre le suffrage majoritaire et le suffrage proportionnel sont d’excellentes idées, et même s’il faut les encadrer – tout système a ses effets pervers – ils feraient le plus grand bien à notre démocratie. Mais ils restent des outils, qui ne peuvent donner la pleine mesure de leur efficacité que guidés par une vision claire et des convictions fermes.
Sans revenir à un suffrage censitaire, laissons Rome nous rappeler que tous les citoyens doivent contribuer à l’intérêt général, chacun selon ses possibilités, cette contribution n’étant pas seulement financière : on ne peut se prévaloir des biens communs que si l’on participe à les faire exister. Laissons Athènes nous rappeler que la citoyenneté est indissolublement liée au devoir de défendre la cité, et sans exalter la violence pour elle-même souvenons-nous qu’elle est parfois nécessaire, que nous ne devons pas seulement livrer les guerres que nous déclarons mais aussi celles que nos ennemis nous déclarent, et « qu’il n’y a pas de bonheur sans liberté, ni de liberté sans courage ».[tooltips content= »Périclès, rapporté par Thucydide. Tous deux hommes politiques, guerriers, stratèges, génies, athéniens. »]1[/tooltips]
Et laissons l’ancien dramaturge nous rappeler que le peuple n’est pas souverain parce qu’il serait plus compétent ou plus sage, ni parce qu’il payerait les élus comme s’ils n’étaient que des mercenaires. Le peuple est souverain parce qu’il est l’ensemble des citoyens, unis quelles que soient leurs origines par des valeurs et des traditions partagées, par les efforts consacrés au bien commun, par la défense de la cité, des citoyens qui assument les conséquences des décisions qui les engagent tous parce qu’ils les ont prises collectivement, mais qui ne tolèrent pas qu’on les leur impose.
Nos représentants et tous ceux qui sont investis d’une parcelle du pouvoir feraient bien de méditer cette nuance fondamentale, qui nous oblige tous mais les oblige, eux, plus que quiconque : les citoyens assument, ils ne subissent pas.
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