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L’effet Pivot

« Ma vie avec Bernard Pivot » de Noël Herpe (Plein Jour, 2023)


L’effet Pivot
Le journaliste Bernard Pivot lors de l'une de ses émissions littéraires, date inconnue © SIPA

Quand la littérature avait rendez-vous avec nos vies, chaque vendredi soir…


On a tous quelque chose de Pivot dans nos bibliothèques. Il était prescripteur, bateleur, passeur, grand ordonnateur des carrières, agitateur matou et consacré, élu à l’unanimité, meilleur représentant de France par toutes les maisons d’édition réunies. Les libraires se fiaient à son goût (parfois peu sûr) et les écrivains intriguaient pour participer à son émission, source de droits d’auteur mirifiques et de prix en cascade. Avoir son rond de serviette à Apostrophes, puis à Bouillon de culture, était l’assurance pour un auteur, par nature désargenté et donc nécessiteux, de ne jamais connaître la précarité, ou pis, un emploi salarié à but alimentaire. Le vendredi était son jour de sainteté, et pour certains, ce fut même un jour de loterie gagnante. Ils s’en souviennent encore.

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Avec Bernard, l’immobilier se portait à merveille dans les milieux culturels. Mieux que les lois Pinel ou Carrez, il était un accélérateur à la propriété privée. Des gentilhommières dans l’Orne, des mas dans l’arrière-pays provençal, et même des appartements haussmanniens avec parquets et moulures purent être acquis après un passage remarqué. Le Lyonnais avait le don de multiplier les pains et de distribuer les bons points. Il vous transformait un écrivain obscur, universitaire anonyme, napoléonien folklorique ou primo romancière empruntée, abonné aux ventes à trois chiffres en une cash-machine. C’était la boussole et le gourou de l’édition, son merlin enchanteur et son faiseur de rois. Il incarnait la consécration d’une profession aventureuse et, mieux qu’un diplôme, il validait tous vos efforts à vouloir mater les mots, les soirs de déprime.

L’inventeur du concept du bon client

En somme, il vous donnait le permis d’écrire, donc d’exister médiatiquement. Il soumettait également votre texte au pouvoir de l’image et inventait le concept du « bon client ». Nous n’irions pas jusqu’à dire que le manuscrit brut était déjà, en ces temps reculés, anecdotique, accessoire, encombrant presque dans le succès d’un livre. N’empêche que Pivot fut le premier à personnifier la littérature à une heure de grande écoute. L’important pour un écrivain comme pour un candidat à la présidentielle, n’est pas la rose mais bien sa gueule, son allure, sa manière de s’exprimer, ses silences et ses emportements, son œil rieur ou sa morgue splendide. Les émissions de Bernard ont fait éclore des natures, pas forcément des bêtes de scène, ni des clowns prêts à toutes les turpitudes sur le plateau ; souvent les introvertis, les timides, les bégayeurs, les besogneux, les vagabonds, les fragiles ont eu les faveurs du public. La caméra redistribuait les cartes. La mémoire ne retient pas seulement les coups d’éclat largement diffusés depuis par l’INA.

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On pouvait à la fois, aimer la mise soignée de Jean d’O, yeux bleus sur costume clair et gros nœud de cravate ou la ruralité endimanchée d’un Vincenot au patois glorieux et au phrasé rocailleux. Aujourd’hui, les auteurs invités dans le poste, par peur de passer à côté de cet événement-phare, souvent peu doués pour cet exercice, en font trop. Ils parlent trop et mal. Ils tiennent des propos inconséquents et convenus, enfoncent des portes ouvertes, se terrent dans un progressisme béat, donc suspect. Ils ont horreur de la discorde et du débat d’idées. Par leur démagogie rampante, ils rejettent toutes formes de singularité, donc de sincérité. Ils sont copiables à l’infini, donc interchangeables. Pris dans la nasse, je comprends leur besoin d’exister et leur désarroi face à un tel enjeu. Ils n’impriment chez le téléspectateur que du dépit et un peu de compassion, avouons-le. Tout le contraire de l’époque Bernard Pivot qui comme Roger Harth au théâtre a figé notre décor mental. Il a mis en place l’échiquier de la littérature, notre confort moelleux du vendredi soir, entre les volutes et les cols roulés, les diatribes et les moments de grâce ; dans la quiétude de nos intérieurs bourgeois ou la froidure de nos cahutes de banlieue, les écrivains passaient à confesse sous le regard amusé de l’animateur.

La messe du vendredi

On était bien, au chaud, à l’abri, Dutourd pointait sa pipe, Geneviève Dormann évoquait Colette, Boudard, le mitard, Léo Malet expliquait comment il avait inventé Burma, A.D.G se marrait en parlant des vins de Touraine et on savait que le lundi ou mardi suivant, notre libraire du canton exposerait en vitrine l’ouvrage vu à la TV. Nous avons tous un Bernard dans le cœur. Noël Herpe dans Ma vie avec Bernard Pivot aux éditions Plein Jour raconte ses jeunes années sous l’égide intellectuelle du journaliste littéraire. Cet adorateur de Mauriac et de Raymond Barre plaque son récit autobiographique sur les soirées du vendredi. Que nous soyons hussards, féministes, giralducien, gracquien, admirateur de Simenon ou de Guitry, néopolardien ou fan de Yourcenar, nous avons tous regardé la vie à travers le calque de Bernard.

Ma vie avec Bernard Pivot de Noël Herpe – Plein Jour

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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