1. ET BREUER A PLEURÉ
J’ignorais que Joseph Breuer et son jeune élève Sigmund Freud se promenaient volontiers au Prater pour converser en dégustant les saucisses de porc, juteuses et craquantes, dont ils étaient friands. Breuer était alors un des médecins les plus réputés de Vienne. Marié et père de trois enfants, il passait ses soirées à jouer aux échecs avec son beau-frère et, parfois, à arpenter la Kirstenstrasse où tapinaient des « Süsses Mädel ». Il n’ignorait pas que la plupart avaient la syphilis ou la blennorragie et, précautionneux, il hésitait à franchir le pas. « Aucune, confiait-il à Freud, n’est aussi jolie que Rachel. Si j’étais certain que personne ne me reconnaisse, j’oserais peut-être… On se lasse toujours du même plat… Pour chaque belle femme sur cette terre, il y a aussi un pauvre type qui en a marre de se la farcir. »[access capability= »lire_inedits »] On se croirait dans un roman d’Arthur Schnitzler, Un rêve, rien qu’un rêve, par exemple. Mais non, on est dans le roman, tout aussi fascinant, d’Irvin Yalom : Et Nietzsche a pleuré.
J’ai eu envie de le relire après avoir vu le film qui en avait été tiré par Pinchas Perry (il n’est hélas disponible qu’en DVD). L’acteur britannique Ben Cross y campe un Breuer tout à fait convaincant, et Lou Salomé est charmante. L’histoire telle que l’a réinventée Irvin Yalom est connue : Lou serait intervenue auprès de Breuer pour qu’il soigne Nietzsche. La psychanalyse n’a pas encore été découverte, mais elle est en germe dans la relation trouble que Breuer a nouée avec une patiente hystérique, Anna O., dont le compte-rendu clinique figure dans Les Études sur l’hystérie ( 1895), signées conjointement avec Freud. Si Breuer est bouleversé par sa patiente (« Les humains lui apparaissaient comme des figures de cire, sans rapport avec elle-même », écrit-il à son propos), Nietzsche ne l’est pas moins par Lou Salomé qui, après lui avoir proposé un mariage à trois, le rejette sans égard, le jugeant « collant », ce qui est le pire reproche qu’une femme puisse adresser à un homme.
La confrontation entre Breuer et Nietzsche prend un tour si paradoxal que le spectateur ne peut pas ne pas se poser l’éternelle question : Qui manipule qui dans une relation, fût-elle psychanalytique ? C’était déjà le sujet d’un des premiers films, au cynisme réjouissant, de David Mamet, Engrenages, et, plus récemment, de celui de David Cronenberg, Dangerous Method, avec le trio fatal : Sabina Spielrein, Jung et Freud.
Quand Nietzsche incite Breuer à abandonner femme et enfants et à ne vivre que pour l’Éternel Retour, Breuer prend conscience qu’il n’est qu’un homme finalement assez conventionnel, « un juif à temps partiel », comme il se définissait lui-même, et que la seule chose dont il souhaite l’Éternel Retour, c’est celui de sa propre médiocrité. Ce que Stefan Zweig avait bien perçu quand il avait noté à son sujet : « Avec ses immenses dons intellectuels, il n’y avait rien de faustien dans sa nature. » Et sans doute Breuer a-t-il pleuré quand il a perçu les limites qu’il s’imposait à lui-même, limites qu’il ne franchirait jamais. Pas plus avec la jolie Rachel qu’avec la fascinante Anna. Il serait pour toujours un homme enchaîné à la légalité de sa nature.
Comment jugeait-il le faustien Freud ? Avec un certain ressentiment. Dans une lettre peu connue qu’il a adressée au docteur Auguste Forel, datée du 21 novembre 1907, il écrit ceci : « Freud est un homme qui se complaît dans les formules absolues et excessives : c’est un besoin psychique, et cela l’entraîne, à mon avis, à des généralisations excessives. À quoi peut encore s’ajouter le plaisir d’épater le bourgeois (souligné) ». Freud tenait-il vraiment à épater le bourgeois ? J’en doute. Mais qu’il ait bénéficié, comme Nietzsche, d’un degré supérieur de lucidité et de courage intellectuel, il faut être aussi peu perspicace qu’un Michel Onfray pour ne pas le voir.
2. LE SCEPTICISME LINGUISTIQUE DE FRITZ MAUTHNER
À quoi sert le langage, sinon à dissimuler nos pensées ? Seul le Diable les connaît… et encore. Fritz Mauthner, bien avant Wittgenstein ou Karl Kraus, fut le premier philosophe viennois à larguer la métaphysique au terme d’une analyse sans concession du langage. Auteur d’une Histoire de l’athéisme, il en vint à prôner l’auto-immolation de la pensée. Nous vivons, disait-il, à l’intérieur d’une prison (notre ego) et, parfois, nous tentons d’envoyer des signaux d’une prison à l’autre, sans nous rendre compte qu’ériger ces signaux en systèmes philosophiques relève de la folie pure et simple. À la fin de sa vie, ce juif de Bohème qui avait baigné dans trois langues – l’allemand, le tchèque et l’hébreu – les rejeta toutes pour s’adonner aux délices du Tao, ineffable et sans propriété. Un peu à la manière de Maître Eckhart et de sa théologie négative.
Sa biographie intellectuelle fascinait depuis longtemps un des plus avertis parmi les spécialistes de l’empire austro-hongrois : Jacques Le Rider. Il vient de consacrer à Fritz Mauthner un ouvrage en tous points remarquable – mais pouvait-il en être autrement de sa part ? – aux éditions Bartillat. On y découvre l’influence que Mauthner a exercée sur James Joyce et Samuel Beckett, deux de ses fidèles lecteurs, ainsi que sur Borges.
Le Rider cite les derniers mots de Mauthner que nous pourrions faire nôtres : « Quand elle regarde en arrière, la critique du langage est un scepticisme qui broie tout. Quand elle regarde en avant, jouant avec les illusions, elle est mystique. Épiméthée ou Prométhée, toujours sans Dieu, renonçant en paix. » J’ai été touché en apprenant également que Mauthner se sentait plus proche de Paul Rée, le philosophe et médecin au profil modeste et à l’athéisme convaincant, que de Nietzsche, l’Antéchrist tourmenté.
Mauthner s’était libéré des ombres du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob autant que du Dieu chrétien. Il se définissait comme un mystique athée jouant, pour mieux les déjouer, avec les sortilèges du langage. La grande parlerie, illusoire et mensongère, qui se donne le nom de civilisation avait perdu tout intérêt pour lui. George Steiner a beaucoup appris de Mauthner. Il disait que sa critique du langage conduisait à un véritable réquisitoire contre les mots et mettait à nu notre modernité. Une raison supplémentaire pour le découvrir, à moins qu’on ne pense, comme Walter Benjamin, qui ne l’appréciait guère, que « Dieu insuffla à l’homme le souffle, c’est-à-dire en même temps, vie, esprit et langage. »
3. KARL KRAUS ET LA PROSTITUTION
L’écrivain qui a incarné avec le plus d’éclat l’esprit viennois est sans conteste Karl Kraus. S’il avait rencontré Breuer à la Kirstenstrasse, il lui aurait sans doute dit : « Dans les plaisirs de l’adultère, la beauté de la femme est un phénomène annexe qui est agréable, mais pas forcément indispensable. » Il s’étonnait que les femmes parussent toujours plus grandes de loin que de près. Il en concluait qu’il n’y a pas chez elles que la logique et l’éthique qui sont inversées, mais aussi l’optique.
Le suivra-t-on quand il affirme que la jalousie de l’homme est une convention sociale, la prostitution de la femme, une pulsion naturelle ? À voir…
Mais si l’on est désireux d’approfondir le sujet, voire de le confronter avec sa propre expérience, on lira sans hésitation la bande dessinée de Chester Brown, Vingt-trois prostituées (Éd. Cornélius). Robert Crumb, emballé par le livre, en a écrit l’introduction. Il observe que toutes les prostituées intelligentes qu’il a rencontrées lèvent les yeux au ciel face aux efforts des bien-pensants libéraux pour les « réformer ». Vous aurez donc compris que ce livre ne s’adresse pas à eux, mais aux lecteurs de Causeur. Je le tiens pour un chef-d’œuvre, tant pour la sobriété du trait de Chester Brown que par son implication personnelle. Il y est par ailleurs aussi question de l’essai classique de Denis de Rougemont sur L’Amour et l’Occident, ce qui accroît encore l’intérêt de l’exploration du monde de la prostitution par un auteur de bandes dessinées largué par sa copine coréenne.[/access]
*Photo : luca.sartoni.
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