L’acteur autrichien, révélé par Luchino Visconti (Ludwig ou le Crépuscule des dieux, Les Damnés) est décédé à Salzbourg à l’âge de 78 ans.
J’ai toujours pensé, à l’instar de la plupart des cinéphiles, que le cinéma – qualifié volontiers de « 7ème Art » – était avant tout, y compris pour les films les plus réalistes, l’art par excellence de l’illusion, de l’apparence ou de la chimère et, pour tout dire, de l’artifice. En cela, il illustre au plus haut point ce qu’Oscar Wilde, le dandy le plus tragiquement flamboyant (l’oxymore est de mise) de son temps, affirmait dans ses subversives Formules et maximes à l’usage des jeunes gens : « Le premier devoir dans l’existence, c’est d’être aussi artificiel que possible. » Charles Baudelaire, autre maître en matière de dandysme littéraire et philosophique, l’avait, du reste, déjà dit dans une de ses meilleures « Critiques d’art », Le Peintre de la vie moderne, et, plus précisément encore, dans son chapitre XI, consacré, comme son titre l’indique, à l’ Eloge du maquillage. Il y oppose magnifiquement bien, dans le sillage de ce libertinage érudit inhérent à quelques-uns de ses plus illustres prédécesseurs, la culture, et donc l’artifice, à la nature, qu’il juge « primitive », sinon, par son côté sauvage, aux antipodes de ce qu’est censée être la « civilisation ». De fait, écrit-il, y assimilant le « beau » (l’esthétique) au « bien » (l’éthique) et, dans la foulée, faisant donc là de l’art, sorte de rédemption esthétisante, le moteur de la morale : « Tout ce qui est beau et noble est le résultat de la raison et du calcul. Le crime (…) est originellement naturel. La vertu, au contraire, est artificielle, surnaturelle (…) Le mal se fait sans effort, naturellement, par fatalité ; le bien est toujours le produit d’un art. »
Luchino Visconti: une esthétique somptueusement décadente
C’est donc fort de cette philosophie du dandysme que, transposée au XXe siècle, j’ai toujours considéré Luchino Visconti, l’un des maitres du cinéma italien, comme l’un des plus grands esthètes de notre temps. Sa mort même, qui n’est pas sans évoquer celle du dramatique héros de sa très mahlérienne Mort à Venise (adaptation cinématographique du roman éponyme de Thomas Mann), fut une œuvre d’art puisque ce mélomane averti s’en alla paisiblement, le 17 mars 1976, à l’âge de 69 ans, en écoutant une dernière fois, recueilli et les yeux clos pour en savourer l’ineffable profondeur, la troisième et très lyrique symphonie de Brahms : « frei aber froh » (« libre mais heureux ») en est, tel un mélodieux leitmotiv, sa romantique devise.
Luchino Visconti prononça d’ailleurs lui aussi, au seuil de son trépas, cette phrase éminemment dandy, tragique s’il en est : « Être face à la beauté, c’est être confronté à la mort ! » Ce fut justement là, ce côté essentiellement fragile, ce caractère inévitablement éphémère de toute beauté, l’un des thèmes majeurs de ses films les plus emblématiques, esthétisants au possible malgré leur veine indubitablement décadente, au premier rang desquels émergent, par-delà même sa bien nommée Mort à Venise (1971), des œuvres aussi incorruptibles, paradoxalement au vu de cette douloureuse fugacité du temps, que Les Damnés (1969), Ludwig, le crépuscule des dieux (1973) ou Violence et Passion (1974) : trois films magistralement interprétés, dans le rôle principal, par son acteur fétiche et, tout à la fois, jeune amant en qui il disait voir « l’image incarnée de la perversion » : Helmut Berger, qui vient précisément de nous quitter lui aussi, ce 18 mai 2023, à l’âge de 78 ans !
Mon hommage à Helmut Berger
C’est dire si, au vu de ces éléments (mon intérêt pour l’esthétique dandy tout autant que pour le génie viscontien), je fus littéralement enchanté lorsque, à ma grande surprise, l’une de mes amies italiennes – une attachante mais excentrique actrice de théâtre – me proposa d’aller rendre visite, dans son appartement des « Parioli », l’un des quartiers les plus chics de Rome, au fascinant mais, insistait-elle, solitaire et insomniaque Helmut Berger !
Je me souviens. Cela se passa, en novembre 1990, lors de l’une de ces belles et douces nuits romaines d’un automne encore clément en cette antique ville méditerranéenne. Il était déjà minuit, à peu près : une heure certes inconvenante, pensais-je en mon for intérieur, pour aller sonner de manière aussi impromptue à la porte de quelqu’un, en le réveillant probablement et en le dérangeant dès lors certainement, que je ne connaissais pas, sinon à travers quelques-uns des films les plus mythiques de ma jeunesse.
A lire aussi, Thomas Morales: Pourquoi, toujours revenir dans la «ville éternelle»?
Mais non, au contraire : le légendaire et séduisant Helmut Berger, longtemps réputé être l’homme « le plus beau du monde » à en croire les journaux à la mode, nous ouvrit très aimablement la porte, le sourire aux lèvres, la voix calme, presque blasée, et les cheveux certes quelque peu ébouriffés, mais manifestement encore bien éveillé malgré l’heure tardive. Vêtu d’un simple et sobre pyjama, sans même de robe de chambre pour nous recevoir, il nous conduisit alors nonchalamment, un verre de vin rouge à la main, mais titubant légèrement tout de même, dans son salon : un banal salon aux murs blancs, presque entièrement dégarnis, et de dimension relativement modeste, plutôt moderne et même fonctionnel, comme on en voit d’habitude, sans luxe ni apparat, dans les immeubles soucieux du seul confort de ses résidents certes aisés, mais néanmoins dépourvus de tout sens artistique. De fait, pensais-je alors en silence, quelque peu déçu par cette atmosphère froide et visiblement sans âme : on était loin là, chez celui qui demeurait pourtant une icône pour ses admirateurs, de l’esthétique viscontienne, sommet inégalé de bon goût, d’élégance et de raffinement, délicatement décadente malgré l’opulence de ses décorums théâtraux, où, sous les ors de lambris admirablement sculptés, drapés dans de somptueux velours rouge et embaumés de savants bouquets de fleurs, émergent de fastueux palais aristocratiques, comme issus des canons architecturaux de la haute Renaissance plus encore que du meilleur Baroque !
Ainsi parlait-il de Romy Schneider et Alain Delon
Helmut Berger, dont le visage plongeait de temps à autre dans la petite coupe de poudre blanche qui, tel l’antre crayeux de ses paradis artificiels, ornait la table basse de son salon, n’aurait-il donc été, me demandai-je alors secrètement, que la superbe construction ou, mieux encore, la création fantasmée, comme le veut effectivement l’art cinématographique en sa plus noble expression, du génie viscontien ? A renforcer ce sentiment fut d’ailleurs aussi le fait qu’il ne me parla au fond que très peu, à mon grand désarroi et malgré l’évident intérêt que je lui manifestais à cet égard, de Luchino Visconti, son pygmalionesque mentor (à l’instar d’Oscar Wilde face à son diabolique Bosie, ou, dans Le Portrait de Dorian Gray, lord Henry devant son jeune et beau disciple) bien plus que lui-même n’en fut, à l’inverse, l’idéale muse.
Il me parla cependant beaucoup, en revanche, de l’émouvante Romy Schneider, qui, sous les airs faussement ingénus de Sissi, duchesse de Bavière et future impératrice d’Autriche, lui donna d’ambigües mais charmantes répliques dans l’inoubliable et très wagnérien (quoique mâtiné ici d’une « hybris » à la (dé)mesure du Zarathoustra nietzschéen) Ludwig, tandis qu’il vitupéra, le regard injecté d’une rage folle, la bouche pâteuse et l’haleine imbibée d’alcool, sur celui qu’il pensait être à tort son éternel rival aux yeux de Visconti : Alain Delon, dont l’éminent jeu d’acteur, plus que de comédien, demeure un modèle du genre dans l’ancien mais bouleversant Rocco et ses frères (1960, « lion d’or » à la Mostra de Venise) aussi bien que dans l’immortel Guépard (1963, d’après le chef-d’œuvre romanesque de Giuseppe Tomasi Di Lampedusa).
A lire aussi, Henri Beaumont: Pierre Legendre, les piliers de l’Occident
La sécession viennoise: Klimt et Schiele
Ainsi, les heures s’égrenant au fil de cette conversation, vint le moment (il était alors trois heures du matin) de nous quitter. Je pris cependant encore le temps de lui dire, le sachant Autrichien de surcroît, ma passion pour les artistes de la « Sécession Viennoise », de Gustav Klimt à Oskar Kokoschka, en passant par Alfred Kubin et surtout Egon Schiele. C’est alors qu’il me proposa de le suivre dans sa chambre, où, me confia-t-il d’un air entendu, l’œil malicieux et le regard complice malgré moi, il avait « quelque chose d’intéressant à (me) montrer ». Et de fait, sur le mur s’étendant longitudinalement au-dessus de son lit (un lit, bizarrement, d’une place), étaient accrochés horizontalement, sur deux rangées parallèles et soigneusement encadrés, une douzaine de dessins, au fusain, de quelques-uns, précisément, de ces grands peintres viennois, dont – mon préféré – un Egon Schiele : dessin érotique, mais un pastel celui-là, que lui avait offert, me chuchota-t-il au creux de l’oreille, Luchino Visconti en personne !
Splendeur et misère d’un dandy: l’enfer du décor!
Je ne m’attarderai cependant pas ici, par discrétion envers sa personne tout autant que par respect envers sa mémoire, sur ce qui se trama, par la suite, dans l’intimité de cette alcôve aux réminiscences mitteleuropéennes. Qu’il me soit toutefois permis de dire que, quelques jours après seulement, je pus lire dans la chronique mondaine de la presse italienne, que, s’étant un soir endormi, un verre de whisky à la main et une cigarette allumée aux lèvres, l’imprudent Helmut Berger avait malencontreusement mis le feu à son appartement, faisant ainsi partir en fumée, ravagés par les flammes, ces précieux, subtils et rares dessins d’une époque pour lui révolue. L’enfer du décor !
Le symbole, on en conviendra, est éloquent, particulièrement révélateur, telle une parabole bouclant ainsi la boucle, de sa propre existence, riche, singulière, tourmentée, scandaleuse et pathétique à la fois : ces sublimes œuvres d’art, dont l’admirable quoique sulfureux Schiele, flambèrent comme Berger, parvenu au faîte d’une aussi tentante et pourtant vaine gloire, brûla sa vie par les deux tragiques bouts d’une identique, parfois funeste mais toujours lumineuse, chandelle humaine.
Splendeur et misère d’un dandy : repose donc désormais en paix, cher Helmut, clair-obscur encore vivifiant, n’en déplaise à la mortifère faucheuse, parmi les ombres d’outre-tombe !
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !