Alors qu’une proposition de loi anti-corrida se prépare, il semble important d’envisager ce que l’interdiction de cet art signifierait sentimentalement, culturellement et socialement pour les aficionados qui peuplent une partie du sud de la France. Ce qui suit est une fiction qui, on l’espère, en restera une. Le narrateur est un homme de 70 ans, un homme de Béziers.
16 h 00, bientôt l’heure de partir pour les arènes. Aujourd’hui, pour toute la famille, j’ai pris les meilleures places, qu’importe le prix. Dans notre bonne vieille ville de Béziers, qui a vibré des années durant au son des paso-doble , des olé ! de la foule et des broncas du public, c’est ce soir qu’aura lieu la dernière corrida avant l’interdiction nationale. Je n’ose mettre, comme à mon habitude, l’une de mes chemises Souleiado, fleuries aux chaudes couleurs provençales, tant cette fête ressemblera aujourd’hui à un enterrement. C’est la gorge serrée, qu’en famille, nous prenons la direction des arènes, attendant de nous faire crever le cœur à l’estocade du dernier toro. Aux abords de la plaza du plateau de Valras, la foule est immense et silencieuse. Les visages sont graves, endeuillés. La masse de spectateurs s’engouffre lentement dans le temple. Tout le monde est arrivé très tôt. Avant d’entrer, je regarde ces arènes dans lesquelles, bientôt, je n’aurai plus de raisons de me rendre. C’est la dernière fois, je le sais. Il faut entrer, c’est l’heure. L’heure d’entrer pour la dernière fois. Depuis ma place, en fixant la piste, ébloui par le sable frappé de soleil, je me souviens de tant de grands moments vécus ici… comme cette corrida de Miura du 15 août 1983, où Nimeño II, Victor Mendes et Richard Milian toréèrent un lot de toros énormes qui, toute la course durant, semèrent la terreur du sable jusqu’au dernier rang des gradins et accrochèrent les trois matadors héroïques tour à tour, les envoyant à l’infirmerie des arènes entre les mains du docteur Jubié. Je me rappelle aussi les arènes combles et la chaleur étouffante pour l’alternative de Sébastien Castella – l’enfant de notre beau pays biterrois –, avec Enrique Ponce et le demi-dieu José Tomás… une tarde de toros inoubliable.
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Nous comprenions alors que Sébastien deviendrait un très grand torero et qu’il draperait d’orgueil et de fierté l’afición biterroise, comme Nimeño le fit avant lui pour Nîmes. Et puis évidemment, cette après-midi du 16 août 2006 où Cara Alegre, un toro de Valdefresno, fut gracié par Iván Garcia… ce fut le premier toro à connaître la grâce sur le sable des arènes de Béziers. Cette riche et glorieuse histoire, pleine de joie, pleine des larmes, des cris et applaudissements de tout un peuple, celui du sud de la France, s’arrête aujourd’hui. Car c’est bien le peuple qui se réunissait aux arènes, les riches et les pauvres, les jeunes et les vieux. C’est le peuple qui communiait dans les temples à ciel ouvert que nous ont construits et légués nos ancêtres. En 1859, dit-on, Béziers connut sa première corrida aux arènes montées sur le champ de Mars. Le dimanche 11 janvier 1897, on inaugurait les nouvelles arènes qui nous portent encore aujourd’hui pour cette dernière fête des gens de cœur, tandis que dans le toril, le toro s’apprête à vivre sa dernière célébration sur le sol français. Et demain ? Je ne parviens pas à me figurer ma ville sans toros. Est-il possible que tout se termine ainsi ? Qu’est-ce qui, après cela, nous réunira dans la joie, en famille et entre amis ? L’animalité, la nature, les vertus que sont le courage, la dignité, la maîtrise de soi, que nous avons faites Fête, à travers quoi les transmettrai-je à mes petits-enfants ? Et tous nos éleveurs, que deviendront- ils ? À quelques kilomètres d’ici, que deviendront tous ces toros de Margé qui paissent encore à cette heure dans les espaces infinis et sauvages que les hommes ont préservés pour eux ? Que deviendront tous les gosses des écoles taurines de Béziers, et ceux des autres villes, ainsi que leurs camarades si fiers de leurs copains toreros ? Abattus les rois cornus du campo ! Abattus les rêves des gamins toreros !
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Pour cette dernière corrida, beaucoup de Maestros ont refusé de venir toréer, craignant le malheur que ce signe pourrait leur porter. C’est Sébastien Castella qui, seul, assumera le lourd spectacle de cette cérémonie d’adieu. Le voilà qui entre en piste pour le paseo, en costume noir. Sa mâchoire est serrée. Il regarde ce public qui l’a vu grandir, cette arène qui donna un sens à sa vie. Ces milliers de regards sont bouleversés. Tous ces vieux, qui chaque année attendent l’été pour vivre cette passion du toro. Tous ces jeunes qui ont grandi dans cette fête, dans ce culte, et qui devaient un jour en savoir aussi long sur les toros que tous ces vieux. Tous ces visages qui bientôt seront défigurés comme le sera cette ville, dépouillée de son identité. Mais subitement, l’émotion quitte Castella car le premier toro entre en piste. Il le torée merveilleusement, capte sa fureur, se mure avec lui dans une danse tragique et pleine de grâce, puis l’en délivre par l’épée. C’est au tour du deuxième toro, puis du troisième, du quatrième, du cinquième.
Et voilà que le dernier toro entre sur le sable. Il jaillit du toril plein de fureur. Lui ne sait pas qu’à Béziers, c’est la dernière corrida et qu’il en est le dernier toro. Comme il ne sait probablement pas qu’il est mortel, et qu’il va mourir, sûrement. Seul son instinct le guide. Il charge, charge et charge encore. Arrive le temps de porter le coup fatal et de mettre fin à ce jeu. Arrive le moment – aujourd’hui tant redouté – de la mise à mort de la bête vénérée, et dans sa mort, celle de tout un peuple qui vit à travers lui. Un silence absolu pèse sur l’arène. Les larmes coulent sur le visage des femmes, sur le visage des hommes aussi. Le temps d’essuyer mes yeux humides, l’épée est déjà plantée. Le toro est mort. La foule applaudit comme jamais je ne l’avais vue applaudir, comme si elle tentait d’attirer l’attention des dieux, de les apitoyer sur son sort tragique. –>
Puente Jerez
À Béziers, le taureau fait si fortement partie de la culture locale que la ville possède son musée taurin où eaux-fortes de Goya, habits de lumière et peintures se côtoient. Plus qu’un musée, c’est un temple avec ses reliques. On vient y admirer les costumes des héros morts, comme celui de Nimeño II, ainsi que les têtes des taureaux naturalisées après avoir combattu dans l’arène. Pour la féria 2022, le grand sculpteur espagnol Puente Jerez était l’invité d’honneur du musée. Son exposition est consacrée à Manolete, le plus grand torero de tous les temps, mort en 1947 à Linares suite à un coup de corne d’un taureau de Miura nommé Islero dans l’artère fémorale au moment même où il lui portait l’estocade. Puente Jerez sculpte la vie et la mort de ce matador de légende, et son intense histoire d’amour avec l’actrice Lupe Sino. Des sculptures exposées jaillissent l’amour, la douleur, la joie, la grandeur tragique, les passions sublimées par l’art tauromachique. Les taureaux que sculpte Puente Jerez sont des dieux. Il parvient de manière charnelle à en reproduire le charme singulièrement bestial, puissant et sensuel qui devait brûler Pasiphaé de l’intérieur.
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Puente Jerez évoque les mouvements anti-taurins redoublant l’offensive ces derniers temps : « Ce qui est en train de se passer n’est pas seulement “anti-taurin”, c’est un mouvement plus général qui est anti-tradition, anti-culture. Ce mouvement souhaite changer l’ordre, faire de nous des animaux et des êtres acculturés. Ils finiront par s’en prendre à tout. Et ils ont déjà bien commencé. Ils s’attaquent à l’opéra, à la danse, au cinéma, au théâtre. Ces gens détestent l’art en général, car l’art est lié à la tradition. Ils sont très peu, mais ont beaucoup de moyens et font beaucoup de bruit. En interdisant la tauromachie, on perdrait un langage, un travail scénique, une esthétique, des moments intenses de vie, une culture paysanne traditionnelle dédiée à l’élevage des taureaux. On perdrait cet animal que nous vénérons et que nous élevons uniquement pour la corrida, et avec lui les espaces quasi naturels que nous préservons pour lui. C’est un écosystème qui disparaîtrait car avec le taureau, dans ces grands espaces, vivent aussi des arbres, des fleurs, des insectes, des oiseaux. Et puis, chaque personne perdrait ce qu’elle vient chercher aux arènes. Car la corrida résonne différemment en chaque spectateur. La corrida nous permet de projeter sur elle nos doutes, nos peurs, nos questionnements, nos rêves. Ce qui me séduit moi dans la tauromachie, c’est l’honneur. C’est la grandeur. C’est la mort. Et puis, bien évidemment la joie. Cependant, je suis convaincu qu’exterminer une culture si enracinée n’est pas une chose facile, très heureusement. Et c’est pourquoi je ne suis pas si pessimiste.»
–> Les applaudissements se prolongent, une minute, deux minutes, cinq minutes, dix minutes. Et puis, ils s’arrêtent. Pour nous, tout s’arrête dans ses applaudissements. Tout va bientôt finir. Tout est fini. Nous allons sortir de ces arènes, en sortir pour jamais. Toute l’année, nous attendions l’ouverture de la temporada … Qu’allons-nous attendre maintenant ? Privés de notre fête, de notre culte, de notre religion, qu’allons-nous devenir ? Nous les Biterrois, les Nîmois, les Arlésiens, les Bayonnais, les Montois, les Dacquois, les Vicois ou encore les Istréens… serons-nous encore ce que nous sommes ? Qu’allons-nous expliquer à nos jeunes toreros français qui, tant de fois, ont risqué leur peau face aux toros, qui tant de fois se sont fait attraper, blesser, encorner ? Que penserait notre martyr français Nimeño II, dont la vie fut brisée par un toro de Miura dans les arènes d’Arles en 1989, que penserait-il de la proscription de l’art auquel il sacrifia sa vie, votée par les députés du pays qui lui mit le toro dans le cœur ? Qu’en penseraient les jeunes Simon Casas et Alain Montcouquiol qui, rêvant de devenir matadors, s’entraînaient à Nîmes sur le Mont Margarot, avec pour seul toro une bicyclette armée de deux couteaux ? Sans la corrida, sans les toros, sans le culte du courage de l’homme habillé de lumière et de bas roses, qui seront nos enfants ? Des Américains comme les autres ? L’incompréhension que nous avons suscitée auprès d’autres régions ne nous connaissant que de réputation, de caricatures et de préjugés, se conclut par la destruction de notre peuple, celui du taureau. « Votre toast… je peux vous le rendre, Señors, señors ! Car avec les soldats, oui les toreros, peuvent s’entendre ! Pour plaisirs, pour plaisirs ils ont les combats ! […] Toréador, en garde ! Toréador ! Toréador ! Et songe bien, oui, songe en combattant, qu’un œil noir te regarde… » Plus jamais notre peuple sur sa terre n’entonnera de concert cet air de Bizet que nous avons fait nôtre. Un œil noir nous regardait bien… Y avons-nous assez songé ? Après une longue, une très longue faena face au monde moderne, à son hypocrisie et à son intolérance, nous perdons la partie. Tout est fini. C’était la fête du courage, la fête des gens de cœur. La fête est désormais terminée et chacun rentre chez soi, des souvenirs plein le cœur, et déjà la nostalgie nouée à la gorge.
Lexique
Miura : Élevage de taureaux réputés très dangereux, ayant tué une longue liste de matadors dont le célèbre Manolete.
Alternative : Passage, pour un torero, au grade suprême de Matador de toro lui permettant de toréer des bêtes les plus âgées et plus lourdes.
Tarde de toros : Après-midi de taureaux / corrida de l’après-midi.
Campo : Espaces quasi sauvages ou sont élevés les taureaux.
Paseo : Défilé des toreros sur la piste en ouverture de la corrida.
Temporada : Saison des corridas
Faena : Ensemble des passes données au toro par le Matador à l’aide de son morceau de tissus rouge appelé Muleta. Considérée comme la construction d’une oeuvre esthétique, la Faena précède la mise à mort.