Si l’on s’en tient à la froide définition du dictionnaire, le prolétaire est celui qui se trouve contraint de vendre sa force de travail parce qu’il n’est propriétaire de rien d’autre que son propre corps. Il ne possède ni terre, ni argent, ni statut mais seulement (et éventuellement) un savoir-faire. Dans cette acception, beaucoup de monde en France − les ouvriers, les employés et une partie non négligeable des classes moyennes en pleine paupérisation − peut penser qu’il appartient à cette catégorie. Pourtant, dans l’imaginaire politique et culturel français, le prolétaire est autre chose.[access capability= »lire_inedits »]
Au mitan des années 1980, alors qu’une ridicule vague libérale déferlait sur la France (souvenez-vous des cravates au vent de Chirac, Léotard, Longuet et autres), la figure de l’ouvrier français conservait une aura positive. À la différence du petit-bourgeois ou même de l’employé, le prolo était presque un héros aux yeux du lycéen de banlieue fan de Trust et des Clash (avec leurs figures héroïques de rockers prolétariens que furent Bernie Bonvoisin et Joe Strummer). Habitant d’une zone pavillonnaire ni défavorisée ni favorisée, le fils de VRP que j’étais regardait avec envie les fils d’ouvriers qui savaient bricoler leur mob et paraissaient tous tellement à l’aise avec les filles. Ils me semblaient faire partie d’un monde d’hommes, en contact avec la vraie vie. Incarnation d’une violence politique porteuse de justice sociale, peu disert, le prolétaire avait les mains calleuses, mais il était capable de changer le monde.
Ce prolo mythique avait beau être internationaliste, il était profondément français. Gauloise sans filtre au bec, il avait la gouaille qui pourfend les puissants. Incarné par Coluche, Renaud ou Patrick Dewaere, cet héritier de Gavroche tenait la dragée haute aux petits intellos qui tremblent devant les filles et sont incapables de changer un joint – mais pas d’en fumer. Bref, le prolétaire, c’était la virilité, celui dont on enviait la force tranquille et convoitait la force de travail et qui daignait vous l’accorder, en attendant le Grand soir.
On n’en est plus là. Aujourd’hui, le patronat offre du travail comme une aumône. Lorsqu’une entreprise accepte de maintenir des emplois en France, c’est sous la pression des pouvoirs publics, comme on rend service à un parent nécessiteux : de mauvaise grâce et en affichant un air supérieur. Privés de la possibilité d’incarner la virilité − elle-même tenue pour plus ou moins ridicule ou même carrément obsolète −, confiné dans la position du solliciteur, le prolétaire a perdu tout son prestige. Normal, il n’est plus qu’un beauf, individu en proie aux pires pulsions : xénophobie, racisme, chauvinisme, conservatisme social, jalousie de classe. Arraisonné à son outil de travail, attaché à ses acquis sociaux, il est, avec le paysan, le symbole d’une France moisie.
Et pourtant, dans la France des années 1990 et 2000, il retrouve une nouvelle jeunesse. C’est qu’il a un nouveau visage : grâce à la montée de l’immigration et à l’invention politico-administrative du « sans-papiers », l’immigré déraciné est, pour des élites elles-mêmes internationalisées et internationalistes, un bien meilleur « damné de la terre » que le vieux prolo français, pardon, franchouillard. Il suffit pour s’en convaincre de lire le best-seller de l’extrême gauche radicale, De quoi Sarkozy est-il le nom ? Badiou s’y livre à un éloge enflammé de « l’ouvrier de provenance étrangère » sans papiers qui s’oppose point par point à son dénigrement du « petit-bourgeois » « français de France ». Quant à l’ouvrier « de souche », il n’apparaît nulle part en tant que tel dans cet ouvrage. On ne peut que supputer qu’il s’identifie plus ou moins à ce « petit-bourgeois » qui refuse d’honorer avec Badiou le « Malien qui fait la plonge dans un restaurant chinois » et d’apprendre de ce dernier « à devenir étrangers à nous-mêmes, à nous projeter hors de nous-mêmes, assez pour nous projeter hors de cette histoire occidentale et blanche qui s’achève ». En même temps qu’il applaudit à la liquidation accélérée de l’histoire « occidentale et blanche qui s’achève », Badiou s’enthousiasme pour l’ouvrier marocain qui affirme « avec force que ses traditions et ses usages ne sont pas ceux du petit-bourgeois européen ».
L’étranger en situation illégale devient ainsi le modèle auquel nous sommes tous conviés à nous rallier pour être autre chose qu’un peuple de « rats » suivant leur joueur de pipeau. Qu’on ne croie pas que Badiou est isolé. Étienne Balibar, autre grand gourou de la « radicalité », propose, dans un hors-série de Télérama tout entier consacré à la dénonciation de la France moisie, de faire du sans-papiers le seul « prolétaire au sens strict », donc le seul être digne de l’admiration et de la compassion de ceux qui savent ce qu’il faut penser.
Dans ces conditions, s’il ne veut pas disparaître dans les poubelles de l’histoire sans frontières, et même, horresco referens, conserver le droit de se réclamer d’une vieille identité française, le prolo qui ne peut revendiquer sa qualité d’étranger ou de Français d’immigration récente n’a guère d’autre choix que de s’identifier au sous-prolétaire honni par Marx et Trotsky en raison de ses tendances réactionnaires. L’ouvrier « souchien » est donc, très logiquement, un objet de répulsion pour la gauche la plus internationaliste. Il est d’ailleurs significatif que ce terme ait été inventé par Houria Bouteldjia, égérie des « Indigènes de la République » dont la pensée se résume à la haine de la France d’avant, ou de ce qui en reste, exactement comme le concept de sous-prolétariat avait permis à Marx de caractériser tous ceux qui n’avaient aucune place dans la lutte des classes. Les « souchiens », surtout de basse extraction, sont ceux qui ne peuvent en aucune façon prétendre au statut de victime qui est la clé de l’existence médiatique : le peuple flottant et sans identité positive des rebuts du monde à venir. D’ailleurs, ça tombe bien, il vote Front national. Il n’est guère surprenant que les convocations rituelles de la « bête immonde » finissent par apparaître comme des prophéties autoréalisatrices. La gauche indignée peut se réjouir. Elle nous l’avait bien dit, non ?[/access]
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