« Une femme intelligente est une femme avec laquelle on peut être aussi bête que l’on veut » (Paul Valéry) : cet aphorisme semble avoir été écrit sur mesure pour Camille Laurens. Non pas un plaisir de pédérastes, comme l’a dit Baudelaire dans un mauvais jour (encore qu’on puisse le vérifier à un moment dans ce livre, je n’en dirai pas plus), mais un bonheur rare. Intelligente, elle l’est tellement, Laurens, et si fine, si peu pesante, si peu bas-bleu, qu’on lui pardonne tout. On lui pardonne l’autofiction, défaut français, on lui pardonne ses coquetteries (elle adore montrer qu’elle sait faire) on lui pardonne d’aimer un goujat inculte, un type sans intérêt, un pas-son-genre , en somme. Elle n’est pas la seule : la littérature regorge de précédents, dont Odette de Crécy pour Swann fut le type achevé.
[access capability= »lire_inedits »]Pas son genre, ou le genre qu’elle n’a pas : l’amour, si bien raconté avec Dans ces bras-là, c’est aller vers l’autre, terre inconnue, incompréhensible, sauvage. En fait de sauvagerie, la voilà servie, car en plus d’être grossier et cruel, le paparazzo dont elle tombe (tomber, le mot convient trop bien) si amoureuse, si « accro », est vraiment très loin d’elle : il n’a jamais lu un livre, et sa vie consiste à traquer julien Doré ou les minettes de la Star Ac entre deux chats sur Internet et rendez-vous SM.
Nostalgie de la boue ? Curiosité ? Fragilité (son éditeur vient de la congédier, suite à la polémique avec Marie Darrieussecq sur laquelle on ne reviendra pas) ? Quoi qu’il en soit, elle tombe, elle y va. Mais là où une Christine Angot se complairait platement à décrire sa souffrance avec haine de soi et ressentiment, Camille Laurens ne se contente pas de raconter. Prenant de la distance avec son moi, elle s’étonne et cherche à comprendre pourquoi elle sublime, et pourquoi elle accepte d’être maltraitée. Voilà l’amant devenu objet d’observation et replacé dans son contexte, celui de l’individu ultra-contemporain, vivant dans l’immédiat, les paillettes, le vide. Après avoir été claudélienne (Dans ces bras-là, pétri du Soulier de satin) puis moraliste (L’Amour, roman, placé sous le signe de La Rochefoucauld,) la voici stoïcienne : elle serre les dents, elle avance dans le brouillard et la douleur, mais elle observe. Amoureuse, et en même temps lucide, elle se dédouble : la partie rationnelle d’elle-même (surnommée Ruel) contredit, interroge, rabroue la partie qui s’égare. Il en résulte un cocktail étonnant de sentimentalisme et d’humour grinçant, d’indulgence et d’exaspération, d’abandon et de retenue, de passion et de raison : la conclusion du livre est, à cet égard, un modèle de lucidité. Jusqu’au jour où l’amour passe, et qu’elle peut enfin le raconter : le monde n’est-il pas fait pour aboutir à un livre ? On pourrait le lui reprocher. L’intelligence est donc bien inutile, c’est un peu triste et, en dépit de nos formidables conquêtes, nous n’avons guère progressé depuis Madame Bovary. Mais d’un bon écrivain, jamais dupe de lui-même, ne peut-on pas tout accepter ?
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