On n’arrête pas le progrès, surtout quand il se déguise. Vendredi, nouvel hebdomadaire arrivé dans les kiosques le 16 octobre est un paradoxe, voire un oxymore : un journal pour s’orienter dans le réseau mondial, un portail imprimé. Pour les non-initiés, un « portail » est un « site de sites » qui oriente les lecteurs vers des textes publiés par d’autres sites. Depuis le temps qu’on vous dit qu’internet est une jungle, ce nouveau-né qui entend démentir les rumeurs de disparition de l’espèce imprimée vous servira à la fois de boussole et de couteau suisse, de gourmandise et de ration de survie (pour affronter les périodes de déconnection). Le minimum, c’est qu’il vous permettra de ne pas surfer idiot. Ce n’est pas rien.
On ne saurait exclure cependant que Vendredi soit plus que ce qu’il a l’air d’être et que son genre finalement modeste soit une feinte pour défendre autre chose – sinon une vision du monde, une façon de l’aborder de guingois, avec des convictions, juste ce qu’il faut de mauvaise foi, et plus encore à l’humour qui fait défaut à tant de grands journalistes. Après tout, ce qui est dit, écrit, montré, échangé, commenté, enjolivé, manipulé et déformé sur internet a au moins autant de signification que les commentaires repris en boucle d’un grand média à un autre grand média. Peut-être, alors que Vendredi avance masqué et que, sous couvert de vous aider à vous repérer dans l’enfer du net, il réinvente la grande presse d’opinion. Pour le plus grand déplaisir, par exemple de Jacques Attali : un insolent a eu la malséance de confronter son rapport au réel de la crise mondiale. Un travail au scalpel, donc saignant. On n’est pas en reste sur l’investigation : il est bien agréable, en ces temps de sacralisation des « énergies nouvelles », de pouvoir lire une enquête hors sentiers battus sur les éoliennes. On en arrive d’ailleurs aux mêmes conclusions que pour le rapport Attali : au pire une arnaque, au mieux, du vent. Bref, il semblerait que pour une fois on n’a pas banalement dans les mains un nouveau journal, mais un journal avec du neuf.
Ce soupçon semble d’autant plus fondé que le Géronimo de ces apaches[1. Apache est la SARL qui édite Vendredi. En filant la métaphore on ajoutera que leur Cochise, c’est Jacques Rosselin, fondateur de Courrier International ; la tribu comprend aussi le vieux sage Philippe Labarde qui fit les beaux jours de la Tribune et des pages éco du Monde.] est l’ami Philippe Cohen. Auteur, avec Pierre Péan, du livre qui a fracassé le mythe de la grande presse, Philippe a été l’un des premiers, dans la profession, à comprendre que les médias étaient devenus les rois du monde. Il a aussi été l’un des rares journalistes à soulever avec obstination les jupes de ces rois pour montrer qu’ils étaient nus, ou plutôt pour dévoiler leurs grandes ambitions et petites combines. À ceux qui claironnaient que « ceux qui critiquent la presse attaquent la démocratie », il a répliqué que « ceux qui interdisent qu’on la critique confisquent la démocratie ». Et toc. Le risque que Vendredi se complaise dans l’adhésion naïve au monde merveilleux d’internet est donc nul.
Il faut ajouter que Cohen est le genre de type qui a l’impression de mourir s’il ne se lance pas à intervalles réguliers dans une nouvelle aventure. En moins d’un an, il a propulsé marianne2 parmi les premiers sites d’information. Cela signifie aussi qu’il s’est heurté aux limites économiques de ce média qui a bien du mal à être une entreprise. Certains diront que ce privilège confère à ce qui s’y publie une forme de pureté et que le semi-amateurisme qui y règne garantit son caractère démocratique. De fait, le prix du ticket d’entrée est, comme le sait bien tout blogueur, ridiculement bas – un site capable de toucher des centaines de milliers de lecteurs par mois est bien moins coûteux qu’un journal atteignant une diffusion identique. Le web libère l’entrepreneur de presse des lourdes contraintes de la distribution. L’ennui est qu’il le libère aussi de la possibilité de gagner d’argent.
L’exode de budgets publicitaires qui quitteraient les vieux journaux pour les verts pâturages de la presse en ligne n’est pas seulement un mythe. Seulement, ce gâteau qui grossit est très inégalement partagé, une poignée d’acteurs en captant la part du lion, les annonceurs préférant concentrer leur investissement sur les « gros » – qui sont souvent les plus consensuels. Le premier responsable de cette situation, c’est toi, cher lecteur, toi qui acceptes de débourser quelques euros pour ton journal, mais qui trouves normal que sur internet, tout soit gratuit. De ce contexte difficile, l’équipe de Vendredi a tiré une conclusion culotée : l’imprimé est l’avenir du numérique. En tout cas, l’hebdomadaire se démarque de la culture de la gratuité : contrairement aux portails qui rémunèrent les contributions par de l’audience, Vendredi achète les textes qu’il reproduit. À des tarifs certes symboliques, mais en ce domaine, les symboles comptent, ne serait-ce que parce que ce qui s’achète est considéré comme du travail.
« Pour les internautes qui aiment lire » – ce slogan aurait pu être celui de Vendredi. On comprendra que pour la rédaction de Causeur, son arrivée est aussi bienvenue que le fut celle d’un autre Vendredi pour Robinson Crusoé. On se sent déjà moins seuls.
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