C’est une information peu relayée : dans quelques semaines, trois anciens membres du Parti communiste français seront jugés pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et crime de génocide. Leurs noms sont quasi inconnus en France : Khieu Samphan, Ieng Sary et Ieng Thirith ont pourtant exercé les plus hautes responsabilités au sein du régime des Khmers rouges de Pol Pot, régime qui a provoqué la mort directe ou indirecte de près d’un tiers de la population cambodgienne entre 1975 et 1979.[access capability= »lire_inedits »] Le procès de ces trois anciens encartés du PCF – auquel il faut ajouter un quatrième accusé, Nuon Chea, qui n’a, lui, jamais mis les pieds en France – fait suite à celui du tortionnaire Douch, ancien directeur du centre d’interrogatoire « S 21 », qui s’est conclu au printemps 2010 par sa condamnation à trente ans de prison. Celui des quatre ex-dirigeants khmers rouges, organisé à Phnom Penh par un tribunal mixte relevant principalement du droit cambodgien mais soutenu par l’ONU, sera d’une tout autre ampleur : alors que Douch n’était jugé « que » pour son rôle de tortionnaire en chef, les accusés devront répondre de la politique générale mise en place par les Khmers rouges, de ses conséquences et de ses applications. Ce procès sera aussi celui d’un système largement dominé par les théories et les pratiques bolcheviques. À cet égard, l’évocation des années de formation des chefs khmers rouges ne sera pas le moment le moins passionnant du procès : on verra combien le PCF, ses écoles et ses agents ont eu un rôle fondateur dans l’émergence de l’idéologie khmère rouge.
Fils de bourgeois cambodgiens au Quartier latin
Bien avant de prendre le pouvoir, en 1975, dans le contexte d’un Cambodge déstabilisé par les conséquences de la guerre du Vietnam, les futurs dirigeants khmers rouges ont avant tout été un groupe de jeunes étudiants boursiers formé dans le Paris des années 1950. Pol Pot, futur « Frère numéro 1 », Ieng Sary, futur ministre des Affaires étrangères ou Khieu Samphan, futur « Chef de l’Etat du Kampuchéa démocratique », ne sont alors que des fils de bourgeois cambodgiens à qui des bourses d’étude ont été accordées pour qu’ils puissent venir étudier en métropole. Grisés par la frénésie germanopratine où se mêlent le jazz et l’existentialisme, Pol Pot et la plupart de ses compagnons se regroupent au sein d’une association des étudiants khmers, se définissant avant tout comme des « patriotes cambodgiens » plutôt enclins à œuvrer à la fin de la tutelle française en Indochine ; ils sont alors largement ignorants de l’hypothèse communiste. Mais tout change en 1951 lorsque le PCF, suivant une ligne décidée à Moscou, commence à célébrer le combat du Vietminh et d’Hô Chi Minh : le Parti, désormais, est vu d’un autre œil par les étudiants indochinois : la stratégie du PCF, consistant à contrôler et à instrumentaliser les organisations anticoloniales, fonctionne parfaitement auprès de la plupart des jeunes Cambodgiens. C’est à cette époque aussi que plusieurs futurs Khmers rouges sont contactés par un membre de l’Union internationale des étudiants, de stricte obédience communiste. Son nom : Jacques Vergès. C’est lui qui incite Ieng Sary et plusieurs autres jeunes Cambodgiens (dont Pol Pot) à se rendre à Berlin, durant l’été 1951, pour une grande « Fête mondiale des jeunes pour la paix », festival musical, folklorique et bon-enfant organisé en sous-main par l’Union soviétique. Ils en reviennent charmés et l’Association des étudiants khmers entame alors un virage de plus en plus franc vers le marxisme-léninisme, nouant des liens plus étroits avec l’UNEF tandis que Vergès s’active pour parachever leur intégration dans la mouvance. Les futurs chefs khmers rouges se retrouvent ainsi régulièrement dans un petit restaurant de la rue Gît-le-Cœur, frayant avec des militants vietnamiens ou laotiens.
Baignades et études bolcheviques à Pornic
On les retrouve plus tard à Pornic pour un camp d’été, alternant baignades, études des grands textes bolcheviques et spectacles folkloriques. Ils s’intègrent dans la mouvance du PCF avec d’autant plus d’entrain que le Parti est alors au zénith, mobilisant un quart de l’électorat français, s’auréolant du soutien de grands artistes ou philosophes comme Picasso, Sartre ou Aragon. Pol Pot adhère formellement au Parti communiste français en 1952. Ieng Sary, passé par le lycée Condorcet et Sciences Po, avait, lui, adhéré en 1951 ; bien des années plus tard, il continuera d’affirmer sa fierté d’avoir été l’un des rares étudiants cambodgiens admis à l’Ecole des cadres du PCF et à en avoir ramené un « diplôme ». C’est aussi en 1951 que la jeune Ieng Thirith, qui exercera d’importantes responsabilités ministérielles sous le régime khmer rouge, débarque à Paris, épousant dans un même mouvement Ieng Sary (à la mairie du XVe arrondissement) et la foi communiste. C’est au contact du PCF qu’ils seront incités à lire les écrits politiques de Staline, beaucoup plus enthousiasmants pour ces étudiants laborieux que les œuvres de Marx. On apprendra sans surprise que le livre qui leur inspire le plus d’intérêt est l’Histoire du Parti communiste (bolchevik) de l’URSS, les stratégies de prise de pouvoir et de contrôle social les inspirant au plus haut point. On sait maintenant que ces thèses staliniennes, selon lesquelles le Parti ne peut se fortifier qu’en s’épurant, seront largement mises en application par Pol Pot, surtout à partir de 1976. De la même façon, si l’on parcourt la thèse de doctorat de Khieu Samphan sur « L’Économie et le développement industriel au Cambodge », soutenue en France dans les années 1950, on observe qu’elle annonce l’aberrant programme collectiviste qui sera appliqué sous la dictature de Pol Pot.
En 1953, Pol Pot et plusieurs de ses compagnons perdent leur bourse. Pol Pot rentre au Cambodge sans diplôme, mais avec une franche obsession : renverser la monarchie et établir la « dictature du prolétariat ». Ieng Sary reste quatre ans de plus à Paris, continuant de s’occuper du Cercle marxiste khmer en collaboration avec des cadres du PCF ; Khieu Samphan prend ensuite le relais avant de rentrer, en 1959, au Cambodge. Ils mettent alors une quinzaine d’années pour prendre le pouvoir, années pendant lesquelles prend fin leur lune de miel avec les communistes français : abandonnant le camp soviétique (dont ils critiquent la déstalinisation) pour embrasser le camp de la Chine maoïste, les Khmers rouges deviennent en effet personae non gratae chez les dirigeants du PCF. Pénétrant dans les rues de Phnom Penh le 17 avril 1975, les Khmers rouges n’oublieront d’ailleurs pas de mettre à sac l’ambassade d’URSS. En ce jour terrible où commence à la fois l’épuration et l’évacuation forcée de l’intégralité de la population phnom-penhoise (2,5 millions de personnes seront forcées de marcher vers les camps de travail), le journal Libération, alors dirigé par des militants maoïstes, affiche cette « une » débordante d’enthousiasme : « Les révolutionnaires sont entrés dans Phnom Penh : SEPT JOURS DE FÊTE POUR UNE LIBÉRATION. » C’est ainsi : ayant troqué un totalitarisme pour un autre, Pol Pot et ses camarades pouvaient toujours compter en France sur l’aveuglement des idiots utiles et le soutien des salauds lumineux.[/access]
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