Mozart esquisse La flûte enchantée au printemps 1791 ; il ne lui reste que quelques mois à vivre ; avant ses 35 ans, il sera mort. L’empereur Joseph II vient lui-même de s’éteindre ; son compositeur attitré est passé de mode. Malade, ostracisé par la cour de Vienne, perclus de dettes au point de solliciter des leçons à donner, multipliant à son corps défendant les partitions alimentaires (menuets, contre-danses pour le carnaval…), Wolfgang, contraint de déménager sans cesse, a dû se délester de son argenterie, et jusqu’au reste de son mobilier. Constance, sa femme, ne se porte guère mieux. Lui d’ordinaire si prolifique n’a quasiment rien produit de toute l’année précédente.
Enfin installé à Vienne, Mozart ne trouvera pas le temps d’achever tout à fait son Requiem. Il mène pourtant à son terme la composition d’un ultime opéra, mi-chanté, mi-déclamé – ce qu’il est convenu d’appeler un ‘’Singspiel’’. Non pas en italien, comme Cosi fan tutte, Don Giovanni ou Le nozze di Figaro… Mais, sur le livret en langue allemande concocté par l’ami Schikaneder, un testament en forme d’oratorio : Die Zauberflöte. Sous les dehors d’une fable incohérente et puérile, un puissant message métaphysique. Ouvertement franc-maçon, Mozart voit en effet s’ouvrir dans la France révolutionnaire cette promesse d’égalité, de liberté et de fraternité dont les vieilles monarchies européennes figurent l’antithèse. Toute légitime et indubitable qu’elle soit, cette lecture « maçonnique » de Die Zauberflöte, prise dans le faisceau des Lumières et de l’utopie progressiste, s’est muée peu à peu en poncif.
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Dans la stimulante mise en scène créée en 2013 au festival de Baden-Baden, montée l’année suivante à Paris, et reprise – pour la septième fois en dix ans ! – cet automne à l’Opéra-Bastille, Robert Carsen propose, de La Flûte enchantée, une vision funèbre, intense, infiniment subtile... Complice du rituel initiatique, une Reine de la Nuit en tailleur noir et lunettes de soleil, des initiés aux yeux bandés, enveloppés dans de longs manteaux anthracite, des tourtereaux vêtus d’un blanc immaculé évoluent dans un décor à double-fond signé Michael Levine : déployé en fond de scène sur écran géant, un immuable paysage sylvestre, agité d’un vent léger et dont les branches, un moment, se chargeront d’une colonie d’oiseaux, voit le passage des saisons modifier du tout au tout son chromatisme au fil du spectacle ; sous le tapis de gazon frais où s’ouvrent des caveaux, le cénotaphe souterrain d’Isis, dans l’obscurité duquel, par une trappe, viendront bientôt s’ensevelir Tamino, Papageno et les prêtres qui président aux épreuves rituelles…
Esthétique pleine de poésie, toujours chargée d’un sens clair, jamais gratuit : la marque de fabrique de ce maître des illusions d’optique qu’est le célèbre metteur en scène canadien. Epurée de toute anecdote, cette Flûte très inspirée s’emploie à ressaisir, à l’enseigne si personnelle de Robert Carsen, le véritable enjeu de l’œuvre : la prise de conscience de la finitude humaine, et donc du prix irremplaçable de la vie, et de l’amour.
Côté distribution, si le ténor slovaque Pavol Breslik excelle dans le rôle de Tamino, si la soprano allemande Nikola Hillebrand campe Pamina de façon aussi convaincante que Pretty Yende en 2022, si l’on découvre à Paris, après Berlin et Vienne, une Königin der Nacht irréprochable sous les traits de la soprano polonaise Aleksandra Olczyk, si Jean Tietgen, basse émérite devant l’Eternel, nous fait assurément un Sarastro de haute tenue, il faut tout de même avouer que l’Ukrainienne Oksana Lyniv, au pupitre, nous porte à regretter, par comparaison, le maestro Philippe Jordan, et même Antonello Manacorda ou Simone Di Felice, dans les reprises successives de cette Flûte… qu’elle désenchante en dépit de sa gestique nerveuse : sautes de rythme, décalages, manque de netteté dans les attaques… Il n’empêche : restent encore six représentations de l’opéra, en ce mois de novembre. On aurait tort de se priver de cette mise en scène vertigineuse – qui n’a pas pris une ride.
Alors, Carsen sinon rien ? Pas de casting sans faille, pas de scéno sans risque ! Ainsi, pile le 5 novembre à 21h, soit le soir même de la seconde représentation de La Flûte… à l’Opéra-Bastille, France Télévisions a cru devoir diffuser sur la chaîne Culturebox (pour le bon peuple qui n’a ni les moyens ni la culture du lyrique ?) cette autre Flûte… en version grotesque, telle que le cinéaste Cédric Klapisch (cf. Le Péril jeune, L’Auberge espagnole, Ce qui nous lie…) l’avait commise, un an plus tôt, pour le Théâtre des Champs-Elysées – sa première mise en scène d’opéra.
Plus qu’honorablement interprétée (Jean Tiegen, déjà, en Sarastro, Catherine Trottmann en Papagena…) cette lecture tendancieusement écolo-féministe du Singspiel mozartien aligne les pataquès : la hideur cumulative des décors, costumes, maquillages maçonnés à la truelle ne serait encore qu’un péché expiable contre le bon goût, sans la couche supplémentaire de trivialité dont il cimente son carton-pâte : non seulement des bruitages intempestifs, mais surtout, marqué d’une puissante intention « pédagogique » à destination du péquin perdu dans les dédales du livret, l’ajout de petits inserts en français « contemporain » : « ça matche », « de ouf », « ah cool » et autres apports de son cru : « le monde il est ce qu’il est, s’il n’est pas meilleur on fera avec » ou encore, par la voix de Papageno : « je suis plutôt non violent par nature ( …) j’ai quand même des manques (…) Ok ! », voire même : « Tamino, lui seul pourra défendre nos valeurs » (sic – je souligne). Klapisch au secours de Mozart, quelle chance !
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Le génie des compositeurs n’a pas toujours l’heur d’être défendu par l’inspiration débridée d’un scénographe de cette envergure. Un bon moyen d’éviter les mauvaises surprises ? L’opéra en version de concert. Le spectateur, non seulement y perd moins d’argent, mais il y gagne au change, sur le fond : décantée de tout cet appareil scénographique qui, cf. Cédric Klapisch, défie l’intelligence humaine, la musique y sonne pure à l’oreille.
Ainsi par exemple du Comte Ory, ce facétieux opéra-comique du jeune Rossini (1792-1868), sur un livret en français écrit par Eugène Scribe sur la base de son vaudeville éponyme, composition millésimée 1828, la seule et unique commande faite à Rossini pour la scène parisienne : deux actes enlevés en deux heures-et-demi, hors entracte, dans ce même TCE au plateau évidé de toute régie, hors cette élégante ceinture de lambris acoustiques qui, désormais, l’habille à l’occasion des concerts. Divertissement licencieux (avec Isolier, le jeune page travesti, rival du comte Ory qui drague déguisé en bonne sœur, etc.) à l’intrigue située dans un Moyen-Age de fantaisie, cette opérette avant la lettre ne perdait rien à son veuvage de toute scénographie.
Certes, ce dispositif minimal ne doit pas être érigé en principe : il ne retire rien aux qualités qu’on reconnaîtra volontiers à certaines d’entre elles : la meilleure « scéno » du Comte Ory, dans ces dernières années, restant sans doute cette production de l’Opéra de Zurich, avec le duo Patrice Caurier & Mosche Leiser aux manettes, transportant l’esthétique « troubadour » dans la France de la Quatrième République, le ténor mexicain Javier Camarena dans le rôle-titre et la Bartoli en Comtesse Adèle (le DVD est épuisé)… Mentionnons également la transposition « dix-neuvièmiste » plus convenue qu’en a fait Denis Podalydès à la Salle Favart, avec Les Eléments-Orchestre des Champs-Elysées dans la fosse, et un casting enlevé (Philippe Talbot, Julie Fuchs, Gaëlle Arquez, Eve-Maud Hubeaux) et Louis Langrée à la Baguette (le DVD/Blu Ray est disponible).
Mais Le Comte Ory, donné pour un seul soir le 7 novembre dernier en version de concert au Théâtre des Champs-Elysées sous les auspices des Grandes Voix, de l’Orchestre de chambre de Paris et des Chœur de Chambre de Rouen/ Chœur Sorbonne Université, avec Patrick Lange au pupitre, c’était un ravissement de tous les instants ! Porté par le vibrato incandescent, le phrasé onctueux, l’articulation impeccable du ténor belcantiste Cyrille Dubois, aux côtés d’Ambroisine Bré (Isolier), Sara Blanch (Adèle), Nicola Ulivieri (le Gouverneur) et du jeune baryton franco-mexicain Sergio Villegas Galvain (Raimbaud)…
Morale de l’histoire : si, à tort ou à raison, vous redoutez les scénographies qui « plantent » tel chef d’œuvre du répertoire, optez sans hésiter pour l’opéra en version de concert. Toujours au TCE, rendez-vous le 7 décembre prochain, pour Alcina, de Haendel. Puis encore le 16 décembre, pour Le Couronnement de Poppée, de Monteverdi. Le 20 janvier prochain, ce sera le tour de Don Giovanni, de Mozart, par la formation Les Grandes voix, avec Florian Sempey dans le rôle-titre. Sans fioritures. Et… sans le clash d’un Klapisch. A vos agendas.
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La Flûte enchantée/ Die Zauberflöte. ‘’Singspiel’’ en deux actes de Wolfgang Amadeus Mozart.
Coproduction avec le Festspielhaus Baden-Baden. Orchestre et chœur de l’Opéra national de Paris. Avec la Maîtrise des Hauts-de-Seine/ chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris.
Direction : Oksana Lyniv. Mise en scène : Robert Carsen. Avec Jean Tiedgen, Bavol Bresik, Nicolas Cavallier, Nial Anderson, Nicholas Jones, Aleksandra Olcyk, Nikola Hillebrand, Margarita Polonskaya, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, Claudia Huckle, Mikhall Timoshenko, Ilanah Lobal-Torres, Mathias Vidal.
Opéra-Bastille, les 12,15, 19, 21, 23 novembre 2024 à 19h30. Le 17 novembre à 14h30.
Durée : 3h05.
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Opéras en version de concert au TCE : réservations et informations au 01 49 52 50 00
rp@theatredeschampselysees.fr Site : www.theatrechampselysees.fr
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