A chaque nouvel attentat sur le sol européen, le réel se rappelle à notre bon souvenir : une guerre est menée contre le mode de vie occidental et les civils en sont les principales victimes. Cette guerre n’est pas perdable sur le plan militaire, les terroristes le savent bien et leur unique chance de prévaloir est de nous voir jeter l’éponge par lassitude ou effroi.
Les djihadistes font le pari de nous faire plier car ils estiment qu’une démocratie aussi sophistiquée que la nôtre ne peut pas se défendre efficacement contre le terrorisme. A force de célébrer les Droits de l’Homme et le relativisme, nous avons l’air fragiles et peu déterminés face à des tueurs sanguinaires qui prennent le respect de la dignité humaine pour de la faiblesse. Pourtant, la supériorité morale de l’Occident est un de ses meilleurs actifs pour gagner la bataille des idées contre l’islamisme. Si la police se mettait à torturer, l’Etat de droit perdrait un argument de poids face aux terroristes. La barbarie ne doit pas changer de camp.
Lutter avec les mains enchaînées
C’est donc avec les mains enchaînées que nous devons combattre le djihadisme. Elles le sont d’autant plus qu’islam et djihad marchent côte à côte depuis leur origine. Inutile de se plonger dans les livres de théologie pour se rendre compte que la tradition musulmane – arabe du moins – repose sur des poussées de fièvre religieuse qui permettent de renouveler les élites en se débarrassant des régimes vieillissants par une campagne de purification. Il s’agit toujours de revenir aux sources pour mieux repartir. La promesse des salafistes n’est rien d’autre que de garantir la renaissance de la civilisation islamique par la rencontre avec le salaf assalih c’est-à-dire l’ancêtre vertueux, sa pratique et sa vision du monde. Pour advenir, le fait politique a besoin de sublimer l’énergie vitale du fanatisme religieux. Il faut brandir l’épée au nom de l’islam pour changer le statut quo politico-social. Telle est la grammaire qui commande l’histoire politique du monde arabe.
Comment vaincre le djihadisme sans combattre l’islam et en restant nous-mêmes c’est-à-dire respectueux des Droits de l’Homme ?
L’enjeu de la guerre est le contrôle des populations musulmanes
La seule solution est d’embarquer les musulmans d’Afrique du Nord dans la lutte contre cet obscurantisme. Les spasmes qui affectent les sociétés du Maghreb (de la guerre civile algérienne des années 1990 à la débâcle libyenne en passant par le progrès de l’islamisme au Maroc) se retrouvent à Molenbeek et Aubervilliers. L’islam d’Europe est maghrébin dans la plupart des cas, le cas français en est l’emblème. Les salafistes qui prospèrent dans les « quartiers » ne sont rien d’autres que les métastases d’une maladie qui gangrène l’Afrique du Nord depuis longtemps. Pour le moment, l’islam européen n’existe pas en tant que doctrine et clergé. Il n’est rien d’autre que la projection en Europe de sensibilités (sunnite, chiite, soufi etc.) complétement étrangères à la civilisation occidentale.
Seuls les musulmans d’Afrique du Nord (Arabes et Berbères) peuvent nous aider à voir venir les attaques et à tuer dans l’œuf – ou du moins contenir – l’idéologie salafiste qui veut la destruction de l’Occident. Cette guerre ne peut pas être menée contre eux ou en leur tournant le dos comme c’est le cas aujourd’hui. Or, pour atteindre les musulmans, il faut disposer de relais sur le terrain : des institutions et des sociétés civiles aux prises avec le réel.
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Qui s’occupe de défendre nos couleurs en Afrique du Nord ? Qui passe notre message auprès de populations travaillées depuis les années 1980 par le wahhabisme saoudien ?
Des élites occidentalisées qui, de Fez à Carthage, doivent ménager la chèvre et le chou : convaincre les masses populaires de se désolidariser de l’idéologie islamiste tout en donnant des gages de leur attachement à la foi musulmane (autrement elles seraient hors-jeu voire obligées de s’exiler). Tâche extrêmement difficile qui relève d’un exercice d’équilibriste et qui requiert une grande dose de leadership. Une denrée rare dans le monde arabe d’aujourd’hui. Où sont les Nasser et les Bourguiba de l’époque contemporaine ? Où sont ces leaders capables de proposer un récit puissant et mobilisateur ? Si le salafisme nage comme un poisson dans l’eau, c’est qu’il n’a plus aucun concurrent sur le terrain des idées. Entre la laïcité à la française et la chariah, il y a un vide conceptuel que personne n’a encore réussi à remplir. Il faudra bien un jour que les élites progressistes et occidentalisées d’Afrique du Nord planchent sur la question. L’enjeu est de convaincre les peuples d’embrasser la modernité sans provoquer une guerre de religion pour autant.
Il y a fort à parier que la carte du monde arabe va changer dans les dix ou vingt ans à venir, des frontières nouvelles seront dessinées avec ou sans l’assentiment de la communauté internationale. La Libye a disparu, le Soudan s’est fracturé, le Sinaï est en insurrection, l’Irak et la Syrie sont « finis » en tant qu’Etat-nation. Demain, il n’y aura peut-être plus personne pour répondre au téléphone à Alger ou au Caire. Pour être sûre que sa voix sera écoutée, l’Europe doit préparer l’avenir en rendant possible l’émergence de leaders nord-africains suffisamment aguerris pour résister aux assauts de l’islamisme. Il ne sert à rien de « sponsoriser » des Gandhi arabes ou des Gasparov maghrébins si la première milice islamiste venue leur fait la peau sous les yeux de nos satellites d’observation.
L’Europe a vocation de guider les futurs meneurs arabes en leur fournissant des arguments à même de vaincre le wahhabisme, rouleau compresseur venu d’Orient. D’une part, il faut les armer idéologiquement, de l’autre les aider sur le plan du réel c’est-à-dire le social.
Gagner la bataille des idées
Chaque jour, des centaines de canaux satellites déversent de la haine sur les 377 millions d’Arabes qui vivent en lisère de l’Europe. Combien de chaînes avons-nous pour leur riposter et défendre notre vision des choses ? Aucune ou presque. Le pôle audiovisuel français, quand il s’intéresse au public arabe, s’obstine à s’adresser aux quelques milliers de diplômés qui, de Rabat à Tunis, participent de l’économie globalisée. L’enjeu est de parler aux perdants de la mondialisation, à ces dizaines de millions d’Arabes, qui savent que leur vie est « perdue » (par manque d’opportunités et de formation) et qui sont sensibles au discours victimaire servi quotidiennement pas le wahhabisme satellitaire.
En écrivant ces lignes, je pense en particulier à mon petit village de l’Atlas marocain où la globalisation se résume à deux mots : Neymar (le FC Barcelone, son ancien club, est la seule force capable de réunir tous les habitants devant un poste de télévision) et Al Jazeera. Grâce aux paraboles, des villageois qui n’ont jamais mis les pieds à l’école sont placés au contact de valeurs nouvelles et extrêmement séduisantes : la fortune facile d’une part (le foot business) et la diabolisation de l’Occident et d’Israël de l’autre. Pour des raisons diverses, ni la télévision marocaine ni France 24 ou Radio Orient ne sont capables d’aller à la rencontre de ce public.
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J’appelle de mes vœux à la constitution de médias européens parlant l’Arabe (dans sa version classique et ses dialectes) et le Berbère. Leur ligne éditoriale tombe sous le sens : raconter notre version des faits et démystifier les rumeurs et les contre-vérités distillées par les salafistes. Expliquer par exemple que laïcité ne signifie pas athéisme, que l’intégrité physique et morale des citoyens est une valeur suprême de toute démocratie, que l’islam en Europe jouit de conditions extrêmement favorables au regard du climat de haine et d’exclusion qui règne au Moyen Orient et en Afrique du Nord. C’est à nous et aux franges modernistes des sociétés arabes, qui auront enfin des « élèments de langage » susceptibles d’intéresser l’homme de la rue, que nous rendront service.
Réoriente l’Europe
En Espagne, le PIB par tête est neuf fois plus élevé qu’au Maroc, pays pourtant situé à 14 km de la Costa del Sol. Une bombe à retardement et une usine à fabriquer de la frustration.
Organiser une coopération intense entre les pays concernés – dans ce cas l’Espagne, le Portugal et le Maroc – est une tâche difficile dans le contexte de l’Union européenne (UE). Madrid, par exemple, n’a plus de politique étrangère indépendante, elle doit constamment vérifier la compatibilité de ses priorités avec l’agenda commun européen. Or, l’UE, depuis les élargissements vers l’Europe centrale et orientale, regarde plus vers l’Est que vers le Sud. Les problèmes de voisinage de l’Espagne avec le Maroc ou de l’Italie avec la Tunisie passent au second plan.
Ce que peut penser la Lituanie de l’accord de pêche entre Madrid et Rabat ou de la politique migratoire de l’Andalousie à l’égard des saisonniers marocains importe peu. Il est urgent d’accrocher le maximum de citoyens arabes à la globalisation. Plus il y aura de gagnants de la mondialisation aux portes de l’Europe, plus les élites progressistes pourront faire passer la pilule et amener leurs peuples à rejeter l’intégrisme religieux. Des ventres vides et des âmes désespérées ont du mal à écouter un discours raisonnable et préfèrent se jeter dans les bras du salafisme qui méprise la vie.
L’Europe et la France ne peuvent pas rester les bras croisés et attendre qu’une impulsion viennent des salons de Rabat ou du Caire, le risque est trop grand de voir les « méchants » remporter la mise. A l’agressivité de l’islamisme, il faut répondre par la volonté d’en découdre sur le plan idéologique et sur le terrain social. Si l’Europe a les mains enchaînées dans sa lutte contre le djihadisme, elle doit pouvoir compter sur des alliés au Maghreb capables de défendre son mode de vie et de le rendre « aimable ». A elle de les identifier et d’en prendre soin.
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