Les éditions Bourgois publiaient à la rentrée l’unique nouvelle qu’ait jamais écrite la romancière américaine Toni Morrison, Récitatif.
Prix Nobel en 1993, auteur du très célèbre Beloved en 1988, qui lui vaudra le prix Pulitzer, Morrison a écrit ce court texte en 1983. Très clairement, cette « short story » scintille dans son œuvre d’un éclat très particulier. À tel point que l’édition française lui a ajouté une postface de la romancière britannique Zadie Smith, écrite pécialement pour rendre plus transparentes encore ces quelques pages magistralement elliptiques de l’Américaine.
Une Noire et une Blanche
L’histoire démarre par la rencontre de deux petites filles de huit ans, Twyla, la narratrice, et Roberta, dans un orphelinat nommé St-Bonny, situé dans l’Amérique profonde. Elles deviennent amies, se séparent, et se revoient au hasard de la vie, non sans que subsiste une certaine ambivalence dans leurs rapports. Ce n’est pas une amitié pure, dégagée de toute contingence : « Un jour, douze ans plus tôt, déclare par exemple Twyla, on s’était croisées comme des étrangères. Une Noire et une Blanche dans un Howard Johnson sur l’autoroute et qui n’avaient rien à se dire ». Ainsi, les états d’âme fluctuent au fil du temps.
Toni Morrison se garde de tout nous dévoiler, et se contente seulement de faire comprendre que les deux fillettes sont de couleurs différentes. L’une est blanche, l’autre noire, mais sans qu’on sache exactement qui est qui. C’est au lecteur de se faire sa propre idée, à partir des indices que donne le texte. Ce procédé pourrait paraître artificiel, mais en fait, sous la plume de Morrison, il semble parfaitement aller de soi. Insister sur la couleur de peau des fillettes aurait paru une grossièreté. La narration, dans Récitatif, se développe au contraire avec la plus grande harmonie, et Twyla et Roberta sont décrites, non à partir de leur appartenance à une race, mais dans la vérité de leur être.
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La question du racisme
Ce n’est pas que Morrison esquive le problème du racisme. De fait, il est au premier plan, à presque toutes les époques où se déroule cette histoire. On peut même dire que Morrison l’évoque avec insistance, ce qui n’étonnera pas le lecteur qui la connaît, mais elle le fait toujours à travers le prisme de ses personnages. En réalité, elle essaie de se situer au-delà du racisme, dans les relations que tout individu entretient avec son prochain. Zadie Smith, dans sa postface, précise cette idée de la manière suivante : « Si c’est un humanisme, c’est un humanisme radical, qui lutte en direction de la solidarité dans l’altérité, de la possibilité et de la promesse d’unité au-delà de la différence ».
C’est là qu’intervient, pour illustrer cette dimension morale, le personnage de Maggie. Maggie était une pauvre femme muette qui travaillait à la cuisine de l’orphelinat, sœur lointaine, par certains aspects, du Smerdiakov de Dostoïevski dans Les Frères Karamazov. Un jour, elle est bousculée et tombe à terre sous les coups des enfants. Cette image de la misère et du malheur bouleversera Twyla et Roberta devenues adultes. Elles se souviendront, des années plus tard, de cette Maggie et l’évoqueront à chaque nouvelle rencontre. Elles se demanderont même si Maggie n’était pas noire. « Elle n’était pas noire, ai-je dit. ‒ Un peu, qu’elle était noire, et tu lui as donné des coups de pied. Toutes les deux, on l’a fait. T’as donné des coups de pied à une dame noire qui pouvait même pas hurler ». Les souvenirs ne sont plus aussi précis qu’avant, mais la culpabilité demeure.
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Une leçon d’éthique
Pour Zadie Smith, dont le commentaire rejoint avec une grande évidence ce que la fiction dépouillée de Morrison laisse affleurer, les choses paraissent claires : « Morrison, écrit-elle, veut que nous ayons honte de la manière dont nous traitons ceux qui sont impuissants, bien que nous aussi nous sentions impuissants ». Comment ne pas être d’accord ? C’est une injonction à s’ouvrir aux autres, qui rappelle la parabole du Bon Samaritain, dans l’Évangile de Luc, apôtre lettré. En un sens, ce message peut être perçu comme à contre-courant, car très éloigné de la réalité quotidienne, dans notre société où la loi de la jungle et le « chacun pour soi » règnent.
Mais en nous décrivant ses deux fragiles héroïnes, qui finissent par se retourner sur le destin emblématique de la pauvre Maggie, Toni Morrison semble nous indiquer que chaque être humain conserve, au plus profond de lui-même, une conscience qui veille et un cœur pur. De cette leçon d’éthique toute simple sur l’amour envers son semblable, Toni Morrison, une fois de plus, nous livre une illustration superbe.
Récitatif, de Toni Morrison et postface de Zadie Smith, éd. Christian Bourgois, 14 €.
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