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L’Union impopulaire


L’Union impopulaire

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De mémoire d’Européen, jamais la situation de l’Europe, sa patrie supposée, n’a été pire. Du moins dans sa tête. Sondage après sondage, l’Union apparaît comme une créature chétive et mal-aimée, responsable de tous les maux dont souffrent ses citoyens – le « nouvel homme malade de l’Europe » selon le titre de la dernière étude d’opinion approfondie que lui a consacrée l’excellent Pew Research Center en mai. La sanction politique de cet état d’esprit est la montée en force des partis populistes et europhobes, qui menacent de submerger le prochain Parlement européen.

Les raisons de ce désamour varient d’un pays à l’autre. En France,[access capability= »lire_inedits »] où la construction européenne était volontiers considérée comme la prolongation de la puissance nationale, la désaffection est d’autant plus forte que c’est l’Allemagne qui est la mieux armée pour profiter de ce surcroît de puissance. Celle-ci, seule nation à sortir indemne de l’interminable crise qui affecte le continent, n’entend pas servir de tiroir-caisse au bénéfice des mauvais coucheurs de la maison commune. Dans les économies périphériques de l’Union, pays de sa ceinture méridionale et nouveaux venus de l’ex-empire soviétique, l’Europe apparaît comme un père fouettard plutôt que comme la mère nourricière promise. Partout, la crise creuse les inégalités, excite les nationalismes, ouvre un boulevard aux démagogues de tout poil. Et met à nu les imperfections d’une construction européenne qui croule sous le poids de ses propres contradictions.

Tout cela est bien connu. Mais à qui la faute ? La faute à « Bruxelles », répond le chœur unanime des imprécateurs. À « Bruxelles », avec sa manie régulatrice, ses oukases administratifs ridicules, règlementant tous azimuts, de la forme des bananes à la taille des avertissements inscrits sur les paquets de cigarettes en passant par le contenant de l’huile d’olive sur les tables de restaurant. À « Bruxelles », repaire de fonctionnaires anonymes que personne n’a élus, pouvoir opaque assiégé par les lobbys et dominé par la pensée unique ultra-libérale.

Mauvaise réponse. « Bruxelles » n’est que l’émanation des gouvernements nationaux, surtout des plus puissants. « Bruxelles » est l’expression de la trahison de l’idée européenne par deux générations de dirigeants qui ont délaissé le projet communautaire au profit de la méthode intergouvernementale. Qui se souvient que le Conseil européen, organe éminemment intergouvernemental qui s’est arrogé la direction effective de l’Union, n’existe que depuis le milieu des années 1970 et n’a d’existence légale que depuis l’Acte unique de 1987 ?

Car l’Europe a été d’abord une idée, et de même que les souverainistes protègent la leur, il fallait la défendre. Sans mépris, car il n’est pas déshonorant de s’arc-bouter sur la patrie et de rejeter tout pouvoir supranational ; mais sans faiblesse ni faux-fuyant, en se livrant à une véritable pédagogie de l’Europe. Il n’était pas si difficile de montrer en quoi cet « empire sans empereur », édifié par la libre adhésion des peuples sur les ruines de deux conflits mondiaux, était une entreprise inouïe, proprement révolutionnaire, un saut de civilisation.

Cette pédagogie n’a jamais été tentée. Les adversaires de l’Europe sont vent debout, ses partisans la défendent du bout des lèvres. Pis, « Bruxelles » est devenue le punching- ball des gouvernements nationaux – ce qui est bien, c’est nous, ce qui est mauvais, c’est « Bruxelles » – en faisant mine d’oublier que rien ne s’y passe sans leur aval. Étonnez- vous, après cela, que l’Europe soit devenue impopulaire et que, scrutin après scrutin, les Européens votent contre elle, ou ne votent pas du tout !

Tout cela ne signifie pas que l’Europe se porte bien. Elle se porte objectivement mal. Comme un enfant souffreteux né avec un problème cardiaque et survivant grâce à des soins intensifs, elle souffre d’un défaut congénital : c’est d’avoir fabriqué un objet politique en le maquillant en projet économique, comme s’il existait d’économie autre que politique. L’invention de l’euro fut le summum de cette absurdité. Pour la première fois dans l’histoire des sociétés humaines organisées, on a prétendu créer une monnaie, ce marqueur absolu de la souveraineté, sans l’adosser à une entité souveraine. Tant que l’Europe prospérait sous la protection américaine, cette construction baroque a fonctionné tant bien que mal. L’implosion de l’empire soviétique, l’élargissement massif qui s’en est suivi, la crise enfin, ont démontré les limites d’une méthode qui n’en était pas une. Un géant économique aux pieds d’argile politiques est condamné à mordre la poussière.

Que faire ? Pour les adversaires de toujours de l’idée européenne, la messe est dite : défaisons l’Europe. Le plus troublant est que des Européens convaincus rejoignent désormais le camp eurosceptique. Qu’un François Heisbourg préconise, dans un livre choc (La Fin du rêve européen, Stock), la sortie « consensuelle, organisée » de l’euro, en dit long sur l’état de désenchantement de nombre d’europhiles, convaincus qu’il sont que l’Europe s’avère incapable de se doter du minimum requis de structures fédérales pour échapper au cercle vicieux de l’austérité, de l’appauvrissement et de la montée des forces réactionnaires qui la condamne à l’implosion.

C’est une fausse solution. La sortie de l’euro, « organisée » ou pas, serait une telle catastrophe qu’elle ferait passer la crise actuelle pour une péripétie sans conséquence. Malgré tous ses défauts, l’euro a servi de bouclier aux économies les plus faibles de l’Union, en même temps que de frein correctif aux plus puissantes, au premier rang desquelles l’allemande. Les opinions publiques ne s’y sont pas trompées, qui restent toutes, Grèce comprise, massivement favorables à la survie de la monnaie unique.

En l’occurrence plus lucides que leurs élites, les citoyens comprennent d’instinct que l’émiettement de l’Europe en États-nations derechef pleinement souverains ne résoudrait en rien le problème de leur dette ni ne leur ferait retrouver le chemin de la croissance. Sans même évoquer la panique des marchés, comment ferait la Grèce, pour ne parler que d’elle, pour honorer ses dettes et financer ses achats d’énergie et de biens manufacturés en drachmes dévaluées ? Et comment l’Allemagne pourrait-elle lui vendre quoi que ce soit avec un mark surévalué ?

L’essentiel est ailleurs. L’Europe elle-même, soit la plus belle idée que le XXe siècle ait enfantée, ne survivrait pas à la disparition de l’euro. Pour Helmut Kohl, le choix c’était « l’Europe ou la guerre ». Il avait sans doute tort. L’Europe n’est pas la cause de la paix, c’est sa conséquence. Même si la maison européenne s’effondrait demain, ce ne serait pas la guerre pour autant. Aussi bien, l’alternative qui se pose aux Européens, ce n’est pas « l’Europe ou la guerre », mais « l’Europe ou le chaos ». Et aussi, excusez du peu, l’Europe ou l’insignifiance, ou, si l’on préfère, l’Europe ou la sortie définitive de l’Histoire. À l’heure où notre monde globalisé s’organise en grands ensembles et où, à nouveau, les

Cependant, ce n’est pas que l’Europe ait mauvaise presse et que l’État-nation se porte comme un charme. Le plus paradoxal, dans la situation actuelle, est que, à l’exception notable de l’Allemagne, le discrédit qui frappe les gouvernements nationaux soit au moins aussi dévastateur que celui dont souffre l’Union. Certes, la langue commune, les références culturelles partagées, l’habitude, rendent l’état de la démocratie nationale plus solide, ou moins désespéré, alors que l’UE opère dans un vide politique total.

Mais la crise de confiance est générale. Elle affecte les élites en tous genres, dirigeants politiques, partis, institutions. C’est une crise de la démocratie. Tuer l’Europe pour sauver les peuples ? Allons donc…

La bonne nouvelle est que personne ne tuera l’Europe, pour la raison simple que les dirigeants européens, aussi sceptiques et insuffisants soient-ils, savent qu’ils n’ont pas de solution de rechange. Bien sûr, ils ne feront pas non plus ce qu’il faudrait pour créer les conditions d’une véritable démocratie européenne ; le saut vers un gouvernement démocratiquement issu d’élections générales sur l’ensemble du territoire de l’Union n’est pas pour demain. Cela viendra peut-être un jour – après tout, à l’échelle de l’Histoire, les six petites décennies de construction européenne valent un battement de cils. Il serait malvenu d’exiger de cette construction originale, sans précédents sur lesquels elle puisse prendre appui, qu’elle ait la force de l’État-nation, lequel a d’ailleurs mis des siècles à se mettre en place.

En attendant, l’Europe bricole, comme elle l’a toujours fait. Péniblement, avec acrimonie, sans panache ni générosité, des garde-fous se mettent en place, des institutions voient le jour, l’Union bancaire est en marche, un semblant de « gouvernement économique » est en gestation. Sans doute, aussi, se dirige-t-on vers une Europe à deux ou plusieurs vitesses ou, si l’on préfère, une Europe à cercles concentriques, au cœur de laquelle on trouverait une sorte de « coalition de volontaires » qui veulent ou peuvent aller plus loin. Certes, nous sommes loin de l’élan et de l’enthousiasme du « New Deal » dont elle aurait besoin. Mais c’en est assez pour sauver l’euro et préserver l’avenir. À sa manière chaotique et titubante, l’Europe sortira de la crise plus forte qu’elle n’y est entrée. On eût aimé que ce fût par choix ; ce sera par manque de choix. Ce n’est pas glorieux, mais c’est mieux que rien.

Au fait, c’est toujours ainsi que fonctionne la démocratie, régime gris et terne, constitué de compromis sans gloire et d’arrangements à la petite semaine, qui ne laisse découvrir ses charmes puissants qu’à ceux qui n’en bénéficient pas. Comme la démocratie, l’Europe n’est grande et belle qu’aux yeux de ceux qui frappent à sa porte.

Espérons qu’elle ne le deviendra pas pour ses citoyens seulement le jour où, par aveuglement coupable, ils l’auront définitivement perdue.[/access]

*Photo: Christophe Ena/AP/SIPA. AP21506923_000003

Janvier 2014 #9

Article extrait du Magazine Causeur



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Né en 1946 à Bucarest, historien, spécialiste des Guerres de religions en France, ancien ambassadeur d’Israël en France, Elie Barnavi est délégué scientifique du Musée de l’Europe à Bruxelles. Dernier livre paru : "Les religions meurtrières" (Flammarion). A paraître : "L’Europe, cette chimère", avec Krysztof Pomyan (Perrin).

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