Baruch de SpLe choix d’écrire ce livre sous forme d’« esquisses » (une cinquantaine) a permis à l’auteur, selon son propre aveu, de s’exprimer « en liberté ». D’ailleurs, d’emblée, il évoque l’idée d’abolir le capitalisme comme si cela allait de soi. Bien sûr que cela va de soi, mais c’est de le dire, qui ne va pas de soi. Du reste, souligne-t-il ailleurs, « rien ne sert de parler, il faut dire ». Et dire, c’est presque faire. Car la civilisation est née sur des fondations posées par la langue. Jean-François Billeter dresse insensiblement une histoire de l’humanité qui commence avec des sons, puis des mots, des phrases, une pensée et enfin des cultures qui s’organisent en États.
Le langage est l’activité du corps
Au commencement, donc, était la langue. Le langage est l’activité du corps qui pense. Billeter nous encourage à prendre le temps de nous arrêter (d’agir, de marcher, même de parler) afin que « se forme une intuition, une idée, une association d’idées : ainsi naît une pensée. » En décrivant l’apparition de la « conscience pure », il nous rappelle sa spécialité d’orientaliste. Il en rajoute même en soulignant l’erreur des philosophes occidentaux qui se sont limités à l’étude de la « conscience de quelque chose » en ignorant que la conscience n’est rien d’autre « que notre activité quand elle devient sensible à elle-même ». D’où le dilemme identifié par Tchouang Tseu : le langage donne aux hommes « la capacité de créer des choses, d’inventer des mondes et de les partager avec ses congénères, mais lui fait sans cesse courir le risque de prendre ces choses et ces mondes pour la réalité même et de s’y enfermer. »
Les 200 générations qui ont tenu le monde
Depuis l’invention du langage et des organisations complexes « à peine deux cents générations se sont succédé. » Le problème, selon Billeter, est apparu surtout vers la fin, avec la révolution industrielle. En généralisant le salariat, elle a imposé un lien de dépendance entre les possédants et les dépossédés pendant que l’organisation du commerce imposait à l’homme « sa logique du calcul ». Dès lors « l’existence des dépossédés a été complètement soumise au calcul des possédants – dont l’existence s’est elle-même trouvée réglée par le calcul. » Secret de la longévité du capitalisme : « Cette révolution n’a pas créé un système stable, mais déclenché une réaction en chaîne. » Par où prendre ce système ? Comment stopper la réaction en chaîne ?
La causalité mécanique lui paraissant trop sommaire, Billeter préfère l’idée de « causalité par intégration de plusieurs phénomènes ». En permanence, l’homme intègre et donc maîtrise de nouveaux gestes qui lui permettent d’accroître sa liberté d’agir. Le même processus se déroule dans la pensée. Une pensée est libre « quand elle se manifeste de façon immédiate et naturelle, obéissant à une nécessité qui est en nous. Nécessité et liberté sont alors une seule et même chose. »
Les Lumières doublement trahies
L’analogie entre le geste et la pensée est capitale. À cet égard, Billeter réfute le dualisme cartésien et préfère s’appuyer sur Spinoza, selon lui plus nuancé, qu’il propose de comprendre de la manière suivante : le sujet se forme par intégrations et perfectionnements successifs conjugués avec la connaissance de soi-même et des lois de l’activité ; acquérant sa « personnalité vraie », le sujet est en mesure d’obéir à sa nécessité propre et non à une nécessité extérieure : il devient libre, là est son « besoin essentiel ». Spinoza a posé les jalons du programme des Lumières tel que l’a défini Lichtenberg : « les Lumières consistent à avoir, dans tous les états de la société, des notions justes de nos besoins essentiels. » Or, selon Billeter, les Lumières ont été doublement trahies.
Le principe même des Lumières a été trahi, dit-il, quand on a réduit la raison au raisonnable-rationnel, premier pas vers la notion d’efficacité qui s’est imposée par la généralisation du calcul. Jean-François Billeter y voit deux perversions. D’une part, on croit devoir discréditer les Lumières quand on veut s’attaquer au grand capital. D’autre part, on a tout simplement remplacé la raison par le progrès.
La deuxième partie du livre renoue avec les questions concrètes et actuelles brièvement évoquées au début. Quelle politique ? Billeter propose la notion d’intégration collective, somme des intégrations individuelles. Les « puissances d’agir » s’unissent et en produisent une plus forte, plus nécessaire et donc plus libre. En réfléchissant bien, on se demande si l’on n’assiste pas à la réinvention du Contrat social. D’ailleurs, voici ce qui suit : « Les peuples libres sont ceux qui font prévaloir à un moment donné leur propre nécessité sur la nécessité imposée du dehors. » Là, il s’agit bien de la définition du Contrat, en particulier dans ses défauts attribués aux États modernes rendus ivres par la souveraineté populaire sans frein. Le pare-feu proposé par Billeter semble insuffisant quand il écrit, peu après, que « la question a toujours été de savoir comment rendre ensuite cette liberté durable, car la puissance commune devient vite le pouvoir de quelques-uns. »
En choisissant Spinoza comme aiguillon de la religion, Billeter se place dans une lignée raisonnablement athée. S’il avait choisi d’appuyer sa critique du christianisme sur Maître Eckhart, il aurait été plus mystique. Ou sur saint Benoît, il aurait été plus ordonné. Voir plus écolo-social s’il s’était adressé à saint François, ou même plus combatif en mobilisant Saint Ignace…
Le fini et l’infini
Pour Billeter, l’homme a cessé d’être libre depuis qu’il vit sous le joug de la « conjonction fatidique », celle du système des nombres et du pouvoir des propriétaires. Contrairement au système de la langue, intégré, fini, le système des nombres offre un champ de combinaisons infini (d’où les inégalités, la surproduction, le gaspillage etc…). L’infini ne procure aucun sens. Ne connaissant « pas d’autre fin que son fonctionnement » il est anxiogène. Cette hypothèse est intéressante, car elle prend à contrepied l’idée d’un monde matérialiste car désespérément limité.
Au demeurant, n’y a-t-il vraiment pas d’infini dans le ciel étoilé ? Ou dans les premiers pas d’un enfant ? Dans les derniers instants d’un homme ? Il faudrait s’entendre sur la définition. Ne pas parler pour ne rien dire, dirait Billeter. Précisément, le monde moderne semble justement malade du dévoiement des notions de fini et d’infini (d’où le problème de la limite). Peut-être par manque de religion. La beauté, aussi, permet de distinguer le fini de l’infini, même quand ils sont intimement mêlés.
À ce propos, Jean-François Billeter se démarque à nouveau du sens commun. Selon lui, les oeuvres procurent un sentiment d’infini, mais elles sont finies. Au sens propre : terminées. Toutefois, elles sont une « forme supérieure d’intégration ». Dès lors, n’ont-elles pas en elles une part de transcendance ?
Ce problème de ligne de fuite (à l’infini ou pas) se trouve aussi dans son approche politique. Quand il veut restaurer la « notion de civilisation » et propose à l’individu ou à l’Europe de se détacher du « système » pour « donner l’exemple », quelle autorité suggère-t-il pour justifier ce geste généreux ? Au XIXe siècle, déjà, on créait des phalanstères. Seule la religion permet de distinguer l’autorité et le pouvoir, de promouvoir de manière désintéressée les « idées vraies » auxquelles aspire Billeter. Certes, la religion a déjà eu sa chance. Mais les Lumières aussi. Alors ?
Jean-François Billeter, Esquisses. Reprendre et approfondir les Lumières, Allia, 2017.
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