Condamné pour corruption, l’ancien président Lula conserve une assise populaire qui fait toujours de lui l’élément clé de l’élection présidentielle d’octobre prochain.
L’ancien président brésilien vient d’être condamné en appel à douze ans de réclusion ferme pour corruption passive et blanchiment d’argent. Le verdict rendu le 24 janvier dernier lui reproche d’avoir reçu, en guise de pot-de-vin, les clés d’un triplex luxueux des mains d’OAS, un géant du BTP. Dans n’importe quel pays, une telle décision aurait signifié la mort politique de l’accusé. Sauf au Brésil où Lula n’a jamais été autant au centre de l’échiquier politique. Il compte bien peser de tout son poids sur les élections prévues en octobre prochain. Et il n’est pas exclu de le voir élu président pour la troisième fois. Son meilleur allié est la mansuétude de la loi brésilienne, taillée sur mesure pour retarder au maximum l’incarcération du condamné.
Lula, le masque de Robin des Bois
Le soir même de sa condamnation, Lula a réuni ses partisans les plus exaltés place de la République, au cœur de São Paulo, pour un discours enflammé qui s’apparentait plus à un appel au soulèvement qu’à une déclaration d’innocence. Combatif, déterminé et sûr de lui, le vieux politicien (72 ans) a la voix rauque et cassée par un cancer de la gorge (diagnostiqué en 2011 et soigné depuis). Il exhibe la colère d’un boxeur qui s’apprête à disputer le combat de sa vie. Lula a traité les juges d’auxiliaires d’une oligarchie qui n’a jamais supporté que le petit peuple achète une voiture neuve, prenne l’avion ou envoie ses enfants à la faculté. D’autres auraient troqué le micro et la balustrade pour une chaise roulante et une bouteille d’oxygène dans l’espoir de susciter la compassion d’une foule latine toujours prompte à pardonner au malandro (le voyou) ses forfaits, pour peu qu’il se mette à nu et montre un signe de fragilité. Les exemples ne manquent pas dans les pays voisins, de Fujimori le péruvien à Pinochet le chilien.
Mais Lula est fait d’une autre pâte, il représente un phénomène à part dans l’histoire politique brésilienne. Il appartient à ces politiciens qui incarnent leur peuple ou du moins, par leurs imperfections et leurs qualités apparentes, rendent visible une manière d’être et de penser partagée par de larges segments de la population. Franco en Espagne faisait corps avec la société catholique et castillane qui refusait la laïcité, le régionalisme et la libération des mœurs. Il portait sa voix et vivait ses contradictions. Lula, lui, est l’ambassadeur du peuple périphérique, celui du Nordeste bien évidemment mais pas seulement.
Be-bop-a-Lula…
Chaque jour qui passe voit le Nordeste (26% de la population, 13% du PIB) se vider de sa population au profit des grandes villes du sud et de l’ouest. Ce faisant le Ceara et Bahia se retrouvent désormais dans les favelas de Rio de Janeiro et les immenses villes satellites de São Paulo et Brasilia. Cette périphérie éclatée est le fief de Lula, elle lui reconnaît le statut de « petit père du peuple » sans être à gauche pour autant sur le plan sociétal. Partout où le sentiment d’injustice est prégnant, Lula a encore sa chance. Ce peuple qui souffre est immunisé contre les scandales de corruption. Il se doute bien que Lula n’est pas un saint mais il est convaincu que lui seul le comprend, premier pas pour le défendre à Brasilia. Car tous détestent Brasilia comme on haïssait peut-être Versailles du temps de Louis XVI ; ils y voient un Etat dans l’Etat, englué dans ses privilèges et qui tourne le dos au pays réel. Et Lula excelle auprès de ceux qui en ont marre d’être méprisés et ignorés par les élites.
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Il y a peu d’équivalent à Lula dans l’histoire du Brésil. Il évoque sans doute Getulio Vargas, une figure majeure du XXème siècle brésilien qui a eu une destinée brillante mais troublée. Homme de droite, Vargas a accompli les plus grandes avancées sociales de l’histoire du Brésil : extension du syndicalisme, salaire minimum et congés payés. Combattu par une grande partie de l’establishment, il a fini par se suicider dans son palais du Catete à Rio de Janeiro en 1954, non sans laisser une carte d’adieu magistrale au peuple brésilien dans laquelle il le mettait en garde contre la conspiration ourdie par ses ennemis de l’intérieur.
Sa condamnation, une bénédiction ?
Le revers infligé à Lula par le tribunal fédéral de Porto Alegre est en réalité un cadeau du ciel pour qui sait manœuvrer dans le marécage électoral brésilien. Tout est encore possible, même de voir Lula élu président.
Au Brésil, cohabitent trois ordres juridiques cloisonnés et d’importance égale : la justice estadual (du ressort de chaque Etat), la fédérale (nationale) et l’électorale (le Tribunal supérieur électoral, une autre invention de l’ex-président Getulio Vargas). Le sort de Lula se joue dans ces deux dernières branches : le citoyen Lula doit convaincre le niveau fédéral qu’il doit rester libre jusqu’à l’épuisement de tous les recours alors que le candidat Lula doit obtenir du tribunal électoral le droit de concourir même sous la menace d’une arrestation imminente. S’il y a un coup de théâtre en faveur de Lula, il est plutôt à attendre de la part du STJ (Superior Tribunal de Justiça, la cour suprême d’appel) et du STF (Supremo Tribunal Federal, à la fois juridiction de dernière instance et cour constitutionnelle), les deux cours suprêmes brésiliennes. Le moment venu, rien n’empêche un magistrat du STJ ou du STF de considérer que Lula est en droit de participer aux élections, qu’il doit récupérer sa liberté et la pleine jouissance de ses droits politiques. Il n’y a aucun doute que les avocats de Lula vont tout faire pour que leur requête atterrisse entre les mains du juge le plus « solidaire » envers la cause du Parti des Travailleurs.
Si tout se « passe bien » et qu’un mandat d’arrêt est expédié dans les six prochaines semaines, Lula garde tout de même une chance d’être candidat et de faire campagne depuis sa cellule de prison ! Rien n’interdit au tribunal électoral de juger recevable la candidature d’un prisonnier qui n’a pas encore épuisé tous ses recours légaux.
De toute façon, la justice électorale a jusqu’à la mi-septembre pour se prononcer et invalider ou non la candidature Lula. Imaginez la tête des autres candidats, contraints de faire campagne pour ou contre Lula sans savoir s’il va participer ou non au scrutin présidentiel dont le premier tour est prévu le 7 octobre…
Lula roi ou faiseur de roi
Cependant, une éventuelle mise à l’écart de Lula au beau milieu de la campagne ne profitera pas forcément à la droite. Bolsonaro, le candidat nationaliste donné second dans les sondages juste derrière Lula, semble bien incapable de sceller les grandes alliances au centre qui lui permettraient de gagner. Certains comparent Bolsonaro à Trump mais ils oublient de souligner qu’il n’a pas le trésor de guerre du milliardaire américain. Pour aller au bout de son aventure, il a réellement besoin du soutien et des financements des partis « mainstream » qui ont peur de lui en raison de son radicalisme revendiqué. Or, si la candidature de Lula est invalidée, les leaders de droite et du centre auront le plus grand mal à justifier une main tendue à Bolsonaro, l’infréquentable… Une chance inouïe pour la gauche d’atteindre le second tour avec un candidat de deuxième division, voire de l’emporter.
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Effectivement, celui que Lula désignera comme son prête-nom électoral a de grandes chances de s’emparer des 35% d’intentions de vote attribuées à l’ex-président (sondage effectué avant le verdict du 24 janvier). Même privé de liberté, Lula reste incontournable à gauche. Il a su faire le vide autour de lui et couper les têtes qui auraient pu, un jour ou l’autre, lui faire de l’ombre. Il est dans le rôle du Dieu grec, orgueilleux, mal luné et sûr de lui. Une divinité qui aime se mêler aux hommes et se nourrit de leurs basses intrigues. Un esprit supérieur qui souffle sur les braises de la jalousie et de l’ambition et fait payer cher son soutien politique. Il se murmure que même le PMDB, le parti du président Temer, ne rechignerait pas, ça et là, à faire cause commune avec les hommes de Lula.
Par faiblesse, angélisme ou excès de confiance, les leaders brésiliens ont confié à la Justice la mission de les débarrasser de Lula. Au lieu de le combattre dans les urnes, ils ont choisi de le voir embourbé jusqu’au cou dans des méga-procès sur fond d’accusation de corruption et de pillage d’entreprises publiques. Etait-ce la bonne stratégie ? Il n’y a aucun doute qu’elle n’a pas suffi à « tuer » Lula. Une mission éminemment politique a été confiée aux soins d’un système juridique imprévisible, contradictoire et jaloux de ses prérogatives. Un système qui, avec ses magistrats et ses multiples juridictions, cultive volontiers une certaine préciosité. Bien souvent au Brésil, les juges semblent préférer la beauté de l’art au service rendu à la société, la pureté des arguments à la vitesse d’exécution.
Mis à contribution à contre-emploi, les juges brésiliens vont tenir le pays en haleine à coup de décisions suspensives et de référés. Les brèches dans la loi électorale et la latitude d’interprétation laissée aux juges sont telles que le champ est libre pour entamer des duels et des batailles rangées sur fond de jurisprudence et de détails de procédure. Rappelons que les juges qui vont se pencher sur les recours que les avocats de Lula ne manqueront pas de présenter trônent sur un système qui n’élucide que 10% des homicides enregistrés dans le pays.
Personne n’a su « tuer » le père
Se débarrasser du phénomène Lula – un fait de civilisation pour autant qu’il existerait une civilisation brésilienne – nécessitait d’engager une guerre politique, menée sur le terrain des idées et non des arguments juridiques. Objectif : couper Lula de son background idéologique pour qu’il apparaisse comme une simple figure populaire, une de plus. Une icône aimée et adulée par des fans au même titre qu’un chanteur ou un joueur de football. Une star vulnérable aux aléas de la mode et non le dépositaire exclusif d’une certaine idée de la justice sociale.
Sur fond de crise de régime, droite et centre avaient un boulevard pour réinvestir les idées de gauche à leur profit et raconter une histoire séduisante aux classes moyennes et aux masses populaires massacrées par l’inflation et le chômage. Quand Lula crie « fome zero » (« stop à la faim »), ses adversaires auraient gagné à promettre « Brasil, um pais de classe media » (« Le Brésil, un pays de classe moyenne »), quand il fustige les riches qui ne supportent pas de voir le peuple recouvrer sa dignité, ils auraient dû répondre que Lula, et sa créature Dilma, n’ont pas fait grand-chose pour les 50% de ménages brésiliens privés du tout-à-l’égout et qui vivent encore au-dessus de leurs excréments.
Lula a raté son rendez-vous avec l’histoire
Quand il avait quitté le pouvoir il y a huit ans, Lula disposait d’une popularité inédite à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Il aurait pu « penser grand » et se saisir d’une grande cause. Un ancien ouvrier, victime d’un accident du travail et devenu président, aurait eu une légitimité particulière comme porte-parole d’une cause universelle. Repenser le syndicalisme pour protéger les travailleurs dans un monde mondialisé ; conjurer le choc des civilisations en s’inspirant du Brésil qui fait vivre Juifs et Arabes sous le même toit ; ou tout simplement s’occuper de la résolution du conflit colombien (une initiative offerte sur un plateau d’argent aux Cubains).
Lula n’est ni Sarkozy ni Obama ni Blair. Il a pris des risques inutiles pour un homme de son âge et de sa stature internationale. Non content de donner des conférences à 200 000 dollars américains, il se fait payer par les grandes sociétés de BTP, comme s’il lui fallait toujours se payer sur la bête. Au-delà du triplex, il y a cette ferme au nord de São Paulo qui serait un autre pot-de-vin déguisé, mis sur le compte de sociétés de grands travaux publics. Au lieu de courir derrière un prix Nobel, Lula a choisi d’être le parrain de la politique d’hier, celle des combines et des financements illicites.
Grâce à Lula, la gauche brésilienne – cosignataire du plus grand scandale de corruption de tous les temps, le cas Petrobras – a toutes les chances de maintenir sa position au Congrès national. C’est un drame en soi pour le Brésil. Le signe d’une décadence précoce et injustifiée qui ne succède à aucune gloire passée. Il y a de quoi lever les mains au ciel à voir un pays jeune confier sa destinée à un vieillard promis à douze ans de réclusion et à un parti (le PT) dont les trois derniers trésoriers sont en prison.
Le Brésil, ce pays jeune qui est né vieux
Mais, est-ce bien raisonnable de croire que le Brésil est un pays jeune ? Il n’y a rien de neuf dans les mœurs politiques brésiliennes, elles rappellent la corruption et l’incompétence qui imbibent encore l’Italie du Sud et la Sicile. Le Brésil est un pays jeune qui est né vieux, fatigué dès le berceau car il lui a incombé de déménager en Amérique du Sud une Méditerranée qui a manqué son rendez-vous avec la modernité. La matrice civilisationnelle du Brésil n’a rien du réformisme protestant ni du libéralisme anglo-saxon. Elle a bu à la source d’un féodalisme ibérique agonisant qui a gagné deux ou trois siècles de plus grâce à l’or providentiel arraché aux Tropiques. Braudel, professeur universitaire à São Paulo dans les années trente, ne s’y est pas trompé : vivre au Brésil c’est l’impression de « voyager dans l’histoire », dans une vieille Europe qui résiste encore au progrès. Sous cette perspective, tout s’éclaircit. Le Brésil d’aujourd’hui souffre encore des maladies de l’Europe d’hier : il est un Empire préoccupé par l’extension de son territoire bien plus qu’un Etat de Droit obstiné par le contrôle effectif de chaque centimètre carré de son sol ; il cultive une violence endémique qui est le souvenir du plus sombre des Moyen-Âge, une époque brutale et tragique, bien antérieure à la « civilisation des mœurs » décrite par Norbert Elias.
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Si on accepte de regarder du côté des mentalités, on s’aperçoit que le Brésil vit l’histoire des autres, celle des pères-fondateurs ibériques et italiens (surtout à São Paulo), et qu’il oublie de vivre sa vie. Il est incapable de s’émanciper d’une Méditerranée, culturelle et morale, qui a trouvé dans les Tropiques les ressources et les espaces qui lui ont toujours fait défaut. Il n’arrive pas à se « décoloniser » pour rentrer dans les habits d’une puissance moyenne à l’aise avec la modernité démocratique et technologique. Autrement dit, devenir une nation occidentale de plein droit.
Le petit manège brésilien
Se croyant maître de son destin, le Brésil tourne en rond sans forcément s’en rendre compte. Il est prisonnier d’une histoire qui ne mène nulle part car elle est cyclique. Il suffit de se frotter les yeux et de se débarrasser du mirage de l’exotisme pour se rendre compte que le Brésil se plaît à répéter les mêmes erreurs. Une loi non-écrite semble lui commander de tout faire et défaire continuellement. Qu’est-ce que l’économie brésilienne si ce n’est la succession de booms mirobolants qui se désintègrent sous l’effet de dépressions effrayantes avant que tout ne reparte à nouveau comme si de rien n’était ?
Éloignement, excentricité et isolement (ne serait-ce que par des barrières douanières absurdes), les excuses ne manquent pas pour expliquer la « maladie » brésilienne. Lula lui-même en fait partie. Ses gesticulations récentes ne sont qu’une onde à la surface d’une histoire profonde et silencieuse. Il croit être l’homme providentiel, le sauveur de la nation, mais il ne fait qu’incarner une impasse qui dure depuis la naissance du Brésil. Au lieu d’être le Mandela ou le Roosevelt des Tropiques, il se comporte en chef de clan pour qui la politique est un moyen de se servir et de servir les siens. Et non de changer le monde.
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