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L’Ukraine et les trottinettes électriques


L’Ukraine et les trottinettes électriques
Valery Hache / AFP

Yan, 5 ans, réfugié ukrainien, est mort, tué par une trottinette électrique sur la promenade des Anglais, à Nice, en marchant avec sa mère en juin. Quand l’histoire et le dérisoire entrent en collision, il y a malaise dans la civilisation.


Sur les bandeaux de BFM Côte d’Azur du 7 juillet 2022, on peut lire : « Obsèques de Yan, tué par une trottinette ». On écarquille les yeux, on reformule mentalement la phrase : Yan, tué à trottinette, peut-être ? Et puis on apprend que Yan avait fui, avec sa mère, l’Ukraine en guerre et qu’il a été percuté par une trottinette roulant à vive allure sur la promenade des Anglais, en traversant une piste cyclable, au niveau d’un passage piéton. Les images défilent : un petit cercueil blanc, une gerbe de fleurs jaunes et bleues aux couleurs de l’Ukraine, un mot de Christian Estrosi. Puisse Yan reposer en paix. En paix, vraiment ?

Yan avait 5 ans, il aimait les glaces à la vanille et les figurines de Spiderman. Pendant le voyage interminable qui l’avait conduit de son Ukraine natale à Nice, sa mère lui avait raconté la France, les brioches et surtout la mer. Et quand il se recroquevillait contre elle, le petit garçon croyait entendre le ressac. Depuis qu’ils étaient arrivés à Nice, Yan, son frère aîné et sa mère aimaient flâner sur la promenade des Anglais, après l’école. Grâce au soutien de l’Association franco-ukrainienne de la Côte d’Azur (contact.afuca@gmail.com), Yan parlait de mieux en mieux français, il n’y avait aucun doute sur son intégration, plus tard, il serait professeur de mathématiques ou pilote, il hésitait encore. Jusqu’à ce qu’une trottinette vienne fracasser ses rêves contre le goudron, devant les yeux de sa mère et de son frère, un garçonnet de 12 ans.

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Cette tragédie n’est pas un fait divers de plus : elle concentre tout le malaise de notre civilisation. Ce n’est pas la guerre qui a tué Yan. Le petit garçon est mort en France, dans une ville balnéaire, victime de la disneylandisation de la société. Guerre des mondes, télescopage brutal de deux réalités : d’un côté, un peuple en lutte pour sa survie et son identité, de l’autre, l’homme occidental juché sur une équerre à roulettes avec laquelle il semble avoir décidé de fusionner. Dans ce combat, homo festivus, annoncé il y a plus de vingt ans par Philippe Muray, a triomphé. Il y a fort à parier que, si jamais la paix revient en Ukraine, les symboles de la prospérité retrouvée seront des pistes cyclables et des trottinettes électriques.

La bêtise s’améliore

Attention, nous ne parlons pas ici de la bonne vieille planche à roulettes d’antan, qui nécessitait, pour avancer, une poussée du pied droit – un effort, c’est à peine pensable ! –, mais d’une trottinette montée par des adultes, dont certaines, débridées, atteignent les 80 km/heure. La modernité a décidé de consacrer tous ses efforts au dérisoire, alors tant pis si le sang coule : ce sont les dommages collatéraux de la grande kermesse permanente. Reconnaissons à la bêtise ce constant désir d’amélioration d’elle-même. Dans nos rues apparaissent des trottinettes plus grosses, plus rapides, plus féroces, pour ceux qui les montent comme pour ceux qu’elles renversent. Il y a bien longtemps que les gouvernements ou municipalités n’ont plus de prise sur l’époque. À Nice, après l’accident, il a été décidé d’ajouter un feu de signalisation et, à la nuit venue, un éclairage lumineux au sol. C’est tout.

L’incitation à la paresse, injonction commerciale et politique

Le culte de la fête n’est en vérité qu’une réponse des sociétés capitalistes à des angoisses auxquelles nos gouvernants sont incapables de répondre, une fuite en avant soutenue à la fois par les pouvoirs politiques et par les intérêts économiques. Les foules paresseuses cessent d’être dangereuses. Il suffit de prendre le métro pour observer notre société au miroir (à peine) grossissant de ses publicités : voilà des jeunes gens, avachis dans des canapés. Une seule lueur éclaire la pièce, celle des écrans (télévision, téléphone mobile, tablette) grâce auxquels l’homo clic-clac n’a même plus besoin de bouger pour commander une pizza (Uber Eats, Deliveroo, Just Eat) ou gagner de l’argent (Betclic, Winamax, Unibet). Les lumières de notre siècle ne sont plus que cathodiques et leurs dieux somnolent en mangeant des pizzas ou des « poke bowl », selon que ce sera soirée foot ou « Top Chef ». « Festivus Festivus se bourre de ridicule à la façon dont on se bourre d’amphétamines. Et quand je parle de la retombée en enfance de l’humanité, ce n’est nullement la fraîcheur ou la naïveté supposées de l’enfant que j’ai en vue, mais bien cette infernale illusion infantile de toute-puissance » : voilà ce qu’écrivait Philippe Muray en juin 2001 (Festivus Festivus, « Champs essais », Flammarion).

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Lundi matin, retour à la réalité. Nos jeunes gens ont quitté leur canapé, la vie reprend : les automobilistes insultent les scooters, qui maudissent les vélos, qui ralentissent les couloirs de bus, engorgés de taxis excédés et des inévitables trottinettes électriques, considérées comme des produits jetables (à Paris, elles s’entassent sur les trottoirs et se repêchent dans le Canal Saint-Martin ou la Seine). Conséquence : du bruit, de la fureur. Et tout cela pour quoi ? Vers quel but supérieur notre société tente-t-elle de s’élever ? Que cherche-t-elle ? Dans sa Société du spectacle, Guy Debord évoquait l’asservissement des masses par le truchement de la diversion et du spectacle, la version post-moderne du panem et circenses romain. À un troupeau grégaire et passif, proposez une version unique et prémâchée du bonheur (trottinette, Uber, Netflix, etc.). Soyez heureux, c’est un ordre !

À l’heure où j’écris ces lignes, une famille est en deuil. Cela aurait pu être la mienne, ou la vôtre. Comble de cette ironie tragique : le père de Yan a obtenu l’autorisation de venir en France pour assister à l’enterrement de son fils. Le drame de Nice a fait deux victimes : un petit garçon à l’orée de sa vie et notre civilisation, qui a achevé de sacrifier ce qui lui restait d’estime en elle-même sur l’autel de la modernité festive. Quitte à aller en enfer, que ce soit au moins à trottinette électrique.

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Septembre 2022 - Causeur #104

Article extrait du Magazine Causeur




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Gautier Battistella est journaliste gastronomique et auteur de deux romans, publiés chez Grasset, "Un jeune homme prometteur" (2014) et "Ce que l’homme a cru voir" (2018), disponibles en poche.

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