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L’UE est dans une logique de guerre froide


L’UE est dans une logique de guerre froide

vladimir fedorovski portrait

Ancien diplomate Russe, Vladimir Fedorovski est aujourd’hui un écrivain français. Son Roman des espionnes paraîtra en janvier 2014 aux éditions du Rocher.

Propos recueillis par Gil Mihaely et Nastia Houdiakova.

Causeur. Pendant  longtemps, l’Occident en général et l’Europe en particulier, ont été un modèle, voire une terre promise, pour les russes. Vingt-cinq ans après la chute de l’ex-URSS, tout a changé de part et d’autre de l’ancien rideau de fer. Quels regard portent les Russes d’aujourd’hui sur l’Europe ?

Vladimir Fedorovski. Un regard ambivalent. D’un côté, les Russes, en particulier les jeunes qui n’ont pas vraiment connu l’URSS, adorent l’Europe en tant que destination touristique. On peut même dire qu’ils aiment bien se sentir européens et qu’ils éprouvent un attachement tout particulier à la France et notamment à Paris. D’un autre côté, il y a une sorte de joie malsaine à voir l’Europe s’enfoncer dans la crise.[access capability= »lire_inedits »]  Il ne faut pas oublier que les Russes ont vécu la fin de l’empire soviétique comme une tragédie et qu’ils n’ont toujours pas digéré l’élargissement de l’Europe à leurs frontières. Poutine surfe sur la nostalgie de l’époque soviétique, dont les mauvais souvenirs s’effacent.

Au-delà des sentiments et des ressentiments, comment explique-t-on l’échec de l’Europe en Russie ?

Tout d’abord par des erreurs politiques. Pour les Russes, l’Europe n’est pas une mauvaise idée en soi mais ils pensent que ce projet aurait dû se développer à partir d’un noyau dur pour s’étendre seulement ensuite, étape par étape. Et puis, il y a une dimension plus profonde : les Russes pensent que les Européens font fausse route parce qu’ils se mentent à eux-mêmes ! Ils considèrent, Poutine le premier, que l’Europe a trahi son âme en rompant avec ses racines chrétiennes – qu’ils pensent partager avec elle. Pour eux, Tolstoï et Tchékhov, Tchaïkovski et Rachmaninov font partie de la culture européenne.

Ils ont raison ! Pensent-ils par ailleurs que l’Europe perd son âme parce qu’elle accueille trop d’immigrés ?

Ils sont surtout allergiques à l’idée de multiculturalisme. Ils pensent bien connaître la question, car l’empire russe était multinational. Ils se considèrent comme un rempart face à l’islamisme. À Moscou, on s’imagine – à mon avis, à tort – que les Européens, surtout les Français, ont abandonné la réflexion stratégique au profit de considérations électoralistes liées à l’immigration et qu’ils soutiennent un « islamisme modéré » qui n’existe pas plus, selon les Russes, que le « bolchevisme modéré ». Poutine et une partie de la presse russe voient dans le vote massif en faveur de Hollande des Français d’origine musulmane la preuve de cette thèse. Selon eux, cette approche est responsable de l’échec du « Printemps arabe » qui, vu de Russie, n’a abouti qu’à instaurer la charia en Libye, semer la pagaille en Tunisie et en Égypte, sans parler de la Syrie…

Que pensent les élites politiques et intellectuelles russes des abandons de souveraineté consentis par les nations européennes ?

Les Russes reconnaissent, à travers le sans-frontiérisme et la méfiance vis-à-vis de la nation, la vieille propagande bolchevique reprise par les gauches européennes. Historiquement, l’idée de la culpabilité innée du bourgeois, du riche exploiteur, a été utilisée comme une arme dans la guerre idéologique contre l’Occident. Petit à petit, l’intelligentsia occidentale a intériorisé ce sentiment de culpabilité qui a fini par façonner sa vision du monde et ses relations avec les damnés de la terre issus du tiers-monde. La France a été intellectuellement dominée par le marxisme, qui est ensuite devenu une sorte de pensée hégémonique dans le milieu de l’Éducation nationale. Ainsi s’est constituée la « pensée unique »…

Décidément, il y a un certain bon sens chez les Russes…Et eux, sont-ils immunisés contre le sentiment de culpabilité qu’ils ont inoculé aux occidentaux ?

Oui, pour la simple raison qu’ils pensent avoir été les victimes de bien pire que la colonisation : pour eux, celle-ci n’est pas grand-chose comparée aux horreurs du stalinisme. Par ailleurs, ils sont choqués par la façon dont on plonge dans l’« historiquement correct » à l’occasion du centenaire de la guerre de 1914. Ils se demandent pourquoi on occulte la question du déclenchement de la guerre et les responsabilités des uns et des autres. Qui rappelle que cette guerre a engendré le communisme et le fascisme ? On parle des Américains, des Australiens et des Néo-Zélandais, mais on oublie que 40 % des morts alliés étaient russes. Pas un seul mot ne leur était consacré le 11-Novembre ! Toutes ces raisons font que les Russes ne comprennent rien au ressassement occidental sur le passé et qu’eux ne se sentent coupables de rien.

C’est bien la Russie, pourtant, qui a asservi toute l’Europe centrale et orientale. Et aujourd’hui, le communisme a disparu mais la domination russe perdure en Asie centrale…

Il est clair que les Russes vivent dans le mensonge. Vladimir Poutine a construit quelque chose qui ne ressemble à rien : un mélange de combat contre le « politiquement correct », de défense – réelle en Syrie, moins ailleurs – des chrétiens d’Orient, et de combat pour la grandeur de la Russie des tsars et de Staline. Pour glorifier son histoire, le pouvoir russe ne craint pas d’occulter les 6 millions de morts ukrainiens et les 25 millions de morts russes imputables à l’action de Lénine, Trotsky et Staline. Et beaucoup de Russes, lassés d’entendre parler de goulag, d’épurations et de bourreaux russes, tombent dans ce travers. Encouragé par leur soutien, Poutine a tourné le dos à l’un des principes fondateurs de la perestroïka : reconstruire dans la vérité. C’est dommage, une réflexion historique sérieuse aurait pu voir le jour, notamment au sujet de l’Asie centrale, où l’empire soviétique a été cause de dommages considérables mais aussi de progrès indéniables.

Diriez-vous que les Européens en font trop dans l’examen de conscience et les Russes, ou en tout cas Poutine, pas assez ?

Ce que je reproche à Poutine, c’est d’empêcher tout débat sur le passé. Mais lui pense que ce débat, nous l’avons eu abondamment pendant la perestroïka et que le seul résultat a été la fin de l’empire. Pour ma part, je crois qu’on peut affronter la vérité sans sombrer dans la culpabilité permanente. Bon an mal an, la jeunesse russe a trouvé un juste équilibre, assumant son passé et ses racines tout en s’ouvrant à l’Occident. Nous avons une jeunesse enthousiaste et dynamique, d’ailleurs de plus en plus opposée à Poutine, qu’elle juge trop vulgaire et simpliste.

 Cet enthousiasme de la jeunesse a-t-il  le moindre impact sur la natalité ?

Non, malheureusement.

Les jeunes Russes ne se sentent pas coupables, ont confiance en l’avenir, mais ils font moins d’enfants que les Français pessimistes et déclinistes. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

Je vous rappelle que les Russes sont toujours sous le choc du traumatisme post-communiste. Ils veulent d’abord survivre et travaillent beaucoup pour réussir, quitte à s’exiler.

Qui  dit « étranger » dit « politique de voisinage ». Les récents événements en Ukraine soulèvent la question des marches de l’Europe. Poutine souhaite-t-il rétablir un cordon sanitaire entre la Russie et l’Union Européenne ?

N’inversez pas les choses : c’est la Russie qu’on encercle ! L’Union soviétique n’existe plus mais la volonté de l’affaiblir demeure. Et le phénomène Poutine est la réponse à cette volonté : si l’Occident veut affaiblir la Russie, la Russie dit : « On ne recule plus. On réagit. On applique notre doctrine Monroe à nous. » L’idée d’un « cordon sanitaire » est d’ailleurs un projet américain inspiré par Zbigniew Brzezinski, ex-conseiller diplomatique du président Carter, qui voulait isoler l’URSS pour gagner la guerre froide. Hélas, cette conception inspire encore bien des diplomates européens.

Europe et Russie sont-elles donc vouées à s’opposer ?

Non, il y a entre l’Europe et la Russie des affinités culturelles fondées sur une longue histoire commune. De plus, le gaz, le pétrole et le grand marché russe étant aussi indispensables aux Allemands, voire bientôt aux Français, que les produits, les technologies et le savoir-faire allemands le sont aux Russes, nous devons créer une interdépendance positive autour de l’énergie et de la technologie. Du côté russe, on sait qu’il n’y a pas vraiment d’alternative stratégique à l’alliance avec l’Europe, notamment du fait de la pression qu’exerce la Chine à l’est. Des centaines de milliers de Chinois, affamés d’espace et de ressources, convoitent nos plaines orientales. Chirac m’a raconté qu’il avait un jour demandé à Deng Xiaoping : « Comment les Chinois vont-ils affronter leur immense défi démographique ? » Celui-ci lui aurait répondu : « Ne vous inquiétez pas, nous avons les territoires du nord… » Autrement dit, la Sibérie !

Et au Proche-Orient, par exemple en Syrie, avons-nous vraiment les mêmes intérêts ?

Autour de la crise syrienne, on a beaucoup disserté sur les bases russes en mers chaudes, mais ce sont des bêtises ! Je pense que nous sommes dans la même barque face à des adversaires communs, notamment l’islamisme. Il faut bien comprendre que les Russes sont hantés par la peur de l’« effet domino », de la création du « califat de Boukhara à Poitiers » – pour reprendre la formule des islamistes…

Lorsque la Russie veut parler à l’Europe, quel numéro de téléphone compose-t-elle ?

Moscou ne conçoit que les rapports bilatéraux d’État à État ! Au Kremlin, on a identifié l’Allemagne comme le « pays moteur » – les Russes voyant en Mme Merkel le « Bismarck des temps modernes ». Les Russes voient bien qu’il existe deux tendances chez les Allemands. La première est inscrite dans l’Union européenne, la seconde se libère de l’Union, se débarrasse du handicap « Club Med » pour pouvoir se tourner vers l’est. Il ne tient qu’à la France d’emprunter la même voie ! [/access]

* Photo: Hannah

Janvier 2014 #9

Article extrait du Magazine Causeur



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