C’est la période du carnaval de Venise. Vénitiennes au peigne fin, livre frais et léger comme une coupe de champagne prise au bar du Gritti, tombe à pic.
J’imagine l’une des figures féminines décrites avec minutie par Lucien d’Azay, auteur de cette galerie de portraits sensuels, à ne pas mettre entre toutes les mains, descendre, en longue robe noire, d’une gondole pour venir savourer un cocktail à la tombée des ombres. La Salute le protège. Ce monument octogonal fut construit en 1631 pour remercier la Vierge d’avoir mis fin à l’épidémie de peste. Il a donc surgi d’une montagne de macchabées. Ce n’est pas la mort qui a le dernier mot à Venise, mais le plaisir.
Une ville pleine de mystères
Lucien d’Azay, né en 1966, est un écrivain talentueux. Je me souviens de sa remarquable biographie romancée de Sunsiaré de Larcône, en 2005, une jeune romancière, amie de Guy Dupré et Julien Gracq, qui se tua avec Roger Nimier à bord d’une Aston-Martin, le 28 septembre 1962. J’ai ensuite perdu sa trace. C’est un tort, car il a continué à publier de nombreux ouvrages. Il habite Venise ; cela se sent dans l’ouvrage qu’il nous propose. Aucun cliché sous sa plume, mais des instantanés pittoresques d’une ville qui ne cesse de se cacher pour mieux révéler son mystère à ceux qui le méritent. Les touristes passent, tandis que l’esthète pose son sac pour observer la jouissance à l’œuvre. Parfois il peut même s’enhardir et participer à la fête, à condition qu’il respecte les règles que seules les Vénitiennes connaissent. Ces créatures-là, réelles ou fantasmées, peu importe, décrites subtilement par Lucien d’Azay, nous font perdre le nord. D’autant plus que notre Casanova déambule dans les ruelles de la Sérénissime, en compagnie d’une charmante amie, l’Autrichienne Pernilla Unzucht, qui ne résiste pas aux aventures saphiques. La scène avec Arianna Biadene, artiste peintre, « visage oblong, lunaire, son œil d’Hécate, le coin de sa lèvre pincé et de sa jolie bouche bien ourlée qui lui donne un air de petite fille mauvaise », a quelque chose d’électrisant. Les deux femmes se retrouvent la nuit à la piscine chauffée, aménagée sur le toit du Molino Stucky, ancien bâtiment industriel en briques ocre sur l’île de la « Giudecque », comme l’appelle André Pieyre de Mandiargues, reconverti en hôtel cinq étoiles de la chaine Hilton. Je vous laisse découvrir la scène en question (page 54), au bord des eaux bleutées miroitant sous la lune pleine. Un ravissement des sens.
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Dangereuses habitantes
Parmi les femmes les plus enivrantes, on peut citer Magda Candiani qui surgit du brouillard vénitien, quand en hiver « la cité-île est déserte et cotonneuse ». Très doué pour le portrait, sans jamais se répéter, malgré les innombrables descriptions féminines, Lucien d’Azay écrit : « De sorte que la figure de Magda a ceci de confondant qu’elle est à la fois celle d’une prédatrice et d’une proie : on ne sait si elle est à l’affût ou sur le qui-vive, sur le point de bondir ou de se tapir, si bien qu’on hésite à se méfier ou à la rassurer. » Dangereux dilemme, en effet.
Citons encore Sandra Boccanegra, grisante comme la Vénus d’Urbino, peinture du Titien, figurant l’apothéose de l’onanisme ; Gabrielle Sartori, créature rôdant le samedi soir au Rialto, aux lèvres « charnues, boudeuses, avivées par un rouge carminé parfois bordé de noir (…) » ; Eridania Taboga, danseuse de tango le vendredi sur le campo Santa Margherita, du côté de l’église Santa Maria dei Carmini, « au prénom de sucre en poudre : regard noisette exagérément bistré dont le mascara tient lieu de loup en velours noir, lèvres épaisses, repulpées, aubergine, ondulant comme des sangsues à la faveur d’un chewing-gum, le corps ferme (…) ; Valentina Squarcina, Gloria Zipponi ou Margherita Ghezzo, vendeuses, caissières ou marchandes à l’étal, constituant « un prolétariat féminin où s’épanouit la chair même de Venise ». Il n’y a pas que de tristes comtesses lagunaires qui se languissent dans leur palais de marbre rose, je peux en témoigner.
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On pourrait les citer toutes, à la manière de Montherlant, dans son étude scrupuleuse intitulée Les Jeunes filles. Mais je vous laisse les découvrir, avec passion, pour voir s’il se dégage, à l’instar de la Parisienne, un mythe de la Vénitienne.
Ah, si ! j’allais oublier la religieuse Giordana Cosulich, aux yeux d’un bleu hyperboréen et aux lèvres charnues d’un rouge pourpre, rehaussées d’un trait au crayon noir. Comme le rappelle Lucien d’Azay : « La foi n’est jamais aussi salvatrice que lorsqu’on bascule dans la luxure et vice versa. »
Lucien d’Azay, Vénitiennes au peigne fin, suivi de L’Étoile vide, Les Belles Lettres.
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