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Luc Dietrich, un marginal dévoyé en quête d’absolu

Le bonheur de lire ce grand triste


Luc Dietrich, un marginal dévoyé en quête d’absolu
L'écrivain français Luc Dietrich (1913-1944). Photo DR.

De tous les météores qui ont marqué la littérature française – il en est quasiment à toutes les époques – Luc Dietrich est un des plus brillants. Des plus étranges aussi. Son œuvre, aussi brève que le fut son existence, suscite à la fois admiration et malaise. Elle échappe, en effet, aux catégories qui prétendent tracer des frontières entre le roman et la poésie, le réalisme et le symbolisme, le prosaïsme le plus trivial et la quête métaphysique. Parce qu’elle est, pour l’essentiel, autobiographique et que l’on n’entre pas sans quelque gêne dans la confidence et la confession.

L’emprise maternelle

L’écrivain lui-même échappe à la banalité. Né en 1913, Luc Dietrich se retrouva orphelin de père à l’âge de six ans. Elevé par une mère toxicomane qui le rend complice de ses turpitudes, il fait très tôt l’apprentissage du vol, du mensonge. De la misère, tant physique que morale. De la solitude. Rien qui le prédispose à la passion de l’écriture : des études sommaires, pas ou peu de culture. Une enfance et une adolescence marquées, de façon indélébile, par la corruption et le mal.
Minée par ses excès, sa mère meurt en 1931. Voici Luc plus seul que jamais. Stigmatisé dans son corps par les privations, mais habité par une soif d’absolu qui ne le quittera pas. Hanté par le souvenir de « celle qui vit encore dans (son) sommeil » – souvenir ambigu, oppressant et consolateur, qu’il s’ingéniera à exorciser par la pratique de la littérature et de l’écriture.
En 1932, il publie un recueil de poèmes Huttes à la lisière. Au printemps de cette même année, il rencontre par hasard Lanza del Vasto qui deviendra « le Grand Ami » et dont l’influence sera déterminante non seulement sur la conduite de sa vie – Dietrich fréquente à cette époque le « milieu », vit  d’expédients et de trafic de drogues – , mais sur son éveil à la littérature et sur l’élaboration de son œuvre.

Une rencontre providentielle

Ainsi va naître et se développer une amitié exemplaire. Lanza rentre juste de l’Inde où il a approché Gandhi (il publiera en 1943 Le Pèlerinage aux sources dont le succès sera immédiat). Très vite, il décèle la richesse intérieure de ce garçon timide, taciturne, dégingandé, qui multiplie les rencontres amoureuses, « petit frère de Villon et de Rimbaud ». Une richesse dont il va favoriser l’épanouissement. Qu’il va canaliser jusqu’à lui donner forme par une étonnante symbiose, une véritable alchimie spirituelle comme il n’en existe guère d’exemple dans l’histoire de notre littérature.

A lire aussi, une nouvelle, du même auteur: Le Songe d’Archibald

Histoire d’une amitié, de Lanza del Vasto, relate cette période de leur existence commune qui donnera L’Injuste Grandeur ou le livre des rêves, publié en 1951. Transcription de récits de rêves, prose peuplée d’images récurrentes, d’obsessions, il s’agit d’une tentative de catharsis, de purgation dominée par l’image de la mère. Une sorte de psychanalyse littéraire dans laquelle il est difficile de démêler la part du maître et celle du disciple. Rien de commun avec l’écriture automatique pratiquée par Breton et les Surréalistes. Chacun de ces courts textes présente une continuité, une cohérence – fût-elle onirique – par-delà la somptuosité baroque de la plupart d’entre eux.

L’éclosion de l’écrivain

La notoriété viendra à Luc Dietrich quelques années plus tard. Le Bonheur des tristes (1935) suscite l’enthousiasme de la critique. Ce récit de son enfance, cynique, désabusé, en même temps plein de candeur, s’inscrit dans la perspective d’une lente et difficultueuse libération. D’un arrachement douloureux aux puissances du mal.
Jean-Marie Rouart définit fort justement Dietrich comme « un mécréant hanté par l’absolu ». Tel apparaît-il aussi dans Apprentissage de la ville (1942) où il reprend sa confession à partir de la mort de sa mère. Indifférent au succès littéraire (un numéro spécial de la revue Fusées lui a pourtant été consacré), il narre son existence de marginal entretenu par une tenancière de maison close. Obsédé par la quête du grand amour qui le rédimera, y renonçant, finalement, pour chercher l’illumination propre à lui révéler l’inanité du monde. La fange et la nostalgie d’une inaccessible pureté originelle.
Un mysticisme diffus mêlé au réalisme le plus cru baigne ces romans (mais sont-ce des romans?) dont l’originalité témoigne d’une forte nature d’écrivain. On devine ce qu’eût pu produire la maturité, une fois épuisés les sortilèges de l’autobiographie.
Si l’influence de Lanza s’y laisse indéniablement percevoir, Dietrich s’est pourtant, dès 1939, choisi un autre maître.

Un gourou nommé Gurdjieff

Comme René Daumal, qu’il a connu en 1938, comme la romancière anglaise Katherine Mansfield, Georgette Leblanc et quelques autres artistes et écrivains, il subit la fascination de Gurdjieff qu’il rejoint dans les années 40. Sa santé est alors fortement délabrée. Il est d’une maigreur effrayante, affaibli par des hémoptysies. Les traitements pour le moins singuliers imposés par le mage d’Avon aggravent encore sa déchéance, comme ce fut le cas pour Katherine Mansfield. Ainsi passe-t-il au Prieuré d’Avon la période de la drôle de guerre. Blessé le 10 juin 1944 lors du bombardement de Saint-Lô, frappé d’hémiplégie et d’aphasie, il meurt lamentablement à trente-deux ans, le 10 août de la même année.

A lire aussi: René Daumal, l’expérience des limites

Publié trois ans après sa disparition, le Dialogue de l’amitié apparaît comme le testament spirituel d’un homme qui a tenté, par d’incessantes plongées dans l’enfance, par le rêve, par l’amour, de transmuer en plénitude une réalité sordide. De se trouver lui-même, par des voies parallèles à celles qu’empruntèrent Daumal et ses amis du Grand Jeu. Il se voulut conquérant de l’absolu. Au risque, comme Icare, de s’y brûler les ailes.

La puissance de l’image

Une autre face du talent de l’écrivain, son goût pour la photographie, longtemps pratiquée. Indifférent à l’aspect technique, ce qui le passionnait, c’était de fixer sur la pellicule la surréalité émanant de la nature – sous-bois, paysages, arbres squelettiques se détachant sur un fond de nuages (« Et l’arbre en combattant grandit jusqu’à la mort »). Autant de métaphores de sa propre recherche : discerner l’absolu sous la gangue des choses.
Deux albums publiés avant-guerre, Terre et Photographies, associent images et prose poétique. Jean-Daniel Jolly Monge a rassemblé des photographies et des textes inédits dans un recueil, Emblèmes végétaux. Quelques mois avant sa mort, Dietrich en avait apporté le manuscrit à Denoël qui l’égara et ne le publia jamais. Il fut, heureusement, exhumé en 1993. Ultime message d’un poète sensible aux formes « qui s’impriment sur nous plutôt que nous sur elles ».
Puisse Luc Dietrich avoir trouvé sa vérité, dans l’ailleurs des voleurs de feu.


L’Injuste Grandeur ou le livre des rêves précédé d’Histoire d’une amitié, Texte établi et préfacé par Jean-Daniel Jolly Monge, Le Rocher, collection Alphée, 260 p.

Emblèmes végétaux, postface de Jean-Daniel Jolly Monge. Le Temps qu’il fait, pas de pagination.

Le pèlerinage aux sources

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L'injuste grandeur ou Le livre des rêves

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Luc Dietrich. Le Bonheur des tristes : Roman. Nouvelle édition

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Journaliste et écrivain, a enseigné les lettres classiques au lycée et l'histoire du jazz à l'université.

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