Infiniment subtil, l’art narratif de Kôji Fukada échappe au procédé, déjoue magnifiquement le prévisible. C’était déjà le cas dans le diptyque Fuis-moi je te fuis, suis-moi je te fuis. Plus encore que dans Harmonium, son film précédent, tout aussi splendide. Dans la plastique ultra maîtrisée du cinéaste japonais, distances physique, émotionnelle, morale tendent élastiquement un rapport complexe, étagé, foisonnant, entre les personnages : la matière fondamentalement fortuite de la vie surgit perpétuellement dans les situations qui y adviennent, faisant sans cesse bifurquer le récit, et ce de manière totalement inattendue. Le suspense, chez Fukada, tient tout entier dans la surprise de l’aléa.
Au cœur d’une cité en périphérie d’une ville japonaise (laquelle, ce n’est pas précisé), deux barres d’immeubles assez moches se font face, séparées par un terrain de sport, une aire de jeux et des parkings. Jiro (Kento Nagayamo), chef du bureau d’aide sociale de la mairie, y occupe un petit appartement avec sa femme Taeko (Fumino Kimura) et, issu d’une liaison antérieure, son jeune fils Keita, champion national junior d’un jeu vidéo en ligne baptisé « Othello », qui attire des followers par milliers. Les parents de Jiro habitent dans l’autre barre en vis-à-vis, le couple a donc vue sur eux depuis leur balcon. Cette topologie inscrit sa marque dans le rapport de proximité de la famille : on ne se quitte pas des yeux.
Signes
Les beaux-parents de Taeko auraient espéré une bru non divorcée, et un petit-fils qui soit de leur sang, option plus conforme à leurs critères ; l’ex de leur beau rejeton y répondait davantage… En attendant, les voisins ont organisé au pied de l’immeuble une charmante chorégraphie pour l’anniversaire du père de Jiro : le film paraît ainsi lancé tout droit sur le registre gentillet d’une chronique conjugale et tribale au sein de la classe moyenne nipponne, en milieu périurbain.
C’est là où Fukada déploie son talent foudroyant : un événement soudain, que rien, vraiment rien ne laissait pressentir (chut !) va désorienter toute la suite, propulsée vers des échelles temporelles, géographiques, morales toujours plus surprenantes, dans un enchaînement de fausses pistes qui tiennent le spectateur en haleine de bout en bout. Passé ce premier coup de théâtre qui a fait entrer la tragédie dans la comédie sociale, surgit Park (joué par l’acteur malentendant Atom Sunada), SDF sourd-muet d’origine coréenne bientôt pris en charge par l’ONG où Taeko est employée, et dont on s’avise que, père biologique de Keita, il est son ancien mari qui l’avait abandonnée, elle et leur enfant, et avec lequel elle communique désormais, comme jadis, en langue des signes.
Doux et grave
L’histoire va circuler ainsi, cruelle, sans l’adjuvent de la moindre musique off, sans céder jamais à la sensiblerie, de la sphère privée à l’espace public. Se déplacer de l’intimité des corps jusqu’à l’extériorité urbaine. Se mouvoir à travers les rigidités patriarcales, les traditions d’accueil, les empêchements sociétaux qui ont cours dans l’archipel. Naviguer du territoire japonais à celui de la Corée du Sud, selon une savante combinatoire, aux motifs infiniment variés, qui réactive sans trêve la curiosité du spectateur. Love life, c’est d’abord une chanson, celle qui a inspiré le titre du film. Elle accompagne le générique de fin : « Quelle que soit la distance qui nous sépare, rien ne peut m’empêcher de t’aimer ». Même la trahison. Ainsi va la vie. Restituée ici dans sa douceur et dans sa gravité.
Love Life. Film de Kôji Fukada. Japon, couleur, 2022. Durée : 2h04. En salles le 14 juin.
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