L’exposition Léonard de Vinci au Louvre est le point d’orgue du 500 ème anniversaire de sa mort. De son vivant, ce personnage illustre n’était qu’un petit peintre florentin aux œuvres de facture moyenne. Sa starification posthume doit davantage à sa vie qu’à son oeuvre artistique.
Un noble vieillard, barbu et chevelu ! C’est ainsi qu’on tient à se représenter Léonard de Vinci. Un dessin qualifié sans fondement d’autoportrait alimente cette légende. C’est tout autrement qu’il faut imaginer Léonard. Les contemporains retiennent sa grâce physique. À Florence, il fait figure d’éphèbe. Il sert de modèle au David de Verrocchio et c’est en regardant cette sculpture qu’on peut probablement le mieux se faire une idée de son vrai visage. Sans doute homosexuel, il est emprisonné pour sodomie (accusation courante) et libéré sur intervention de Laurent de Médicis. Le point important est qu’il a toute sa vie un tempérament de courtisan et rêve d’être entretenu par un riche protecteur.
Un talent parmi d’autres à Florence
Il naît en 1452 près de Vinci, localité à 25 km de Florence. Enfant naturel d’un notable, il grandit dans une famille élargie où sa mère, son père, leurs conjoints successifs et leurs nombreux enfants forment un univers accueillant. Léonard se sent aimé et, plus tard, il théorisera sur les bénéfices d’être issu, croit-il, d’un coït de qualité, supérieur à une « fastidieuse luxure ». Ajoutons qu’il profite, côté paternel, d’un environnement cultivé et ouvert aux arts. À 17 ans, il entre dans l’atelier (bottega) d’Andrea del Verrocchio. Cet immense artiste est l’auteur de L’Incrédulité de saint Thomas, l’une des plus belles sculptures de la Renaissance. Également peintre et architecte, il communique à Léonard une grande ouverture d’esprit.
C’est à cette époque que Léonard réalise la plupart de ses peintures. Elles irradient le charme du Quattrocento florentin. Une de ses plus belles réalisations de cette période est l’Annonciation. Cependant, le talent de Léonard est proche de celui des autres artistes, ce qui rend très difficiles les attributions. Il contribue d’ailleurs à des œuvres à plusieurs mains comme le Baptême du Christ (Verrocchio), sans que ses interventions ne ressortent particulièrement.
Un génie sans son œuvre
À 30 ans, Léonard quitte Florence pour voler de ses propres ailes. Il va à Milan, auprès de Ludovic Sforza, puis, au gré des vicissitudes politiques et militaires de l’Italie, passe durant une trentaine d’années d’une ville de la péninsule à l’autre. Il revient plusieurs fois dans sa ville natale où on garde une bonne image de lui. Dans cette cité, on considère que trois artistes sont prometteurs, deux jeunes, Michel-Ange et Raphaël, et un plus âgé, Vinci. Le premier, Michel-Ange, va laisser une œuvre immense portant en germe le baroque. Raphaël, en dépit d’une mort prématurée, produit de grandes compositions équilibrées qui lancent la veine classique. Quant à Vinci, en dépit de tout son « génie », force est d’observer qu’il ne produit que quelques œuvres supplémentaires, dont plusieurs inachevées. L’histoire de la maturité de Vinci est donc, en majeure partie, celle d’un énorme ratage non dénué de tristesse.
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Vinci, peintre flamand
Les œuvres de nombreux peintres flamands sont connues à Florence. Quelques artistes locaux essayent déjà d’en tirer profit. Le point important est que ces artistes du Nord peignent à l’huile. Cette technique transforme Vinci au point qu’on pourrait voir en lui un artiste flamand. Il a le mérite de comprendre mieux que tout le monde que la peinture à l’huile, avec ses transparences, ses fondus, ses sombres, offre d’immenses possibilités. Il s’agit de dépasser la tempera et la fresque, formes alors dominantes, mais adaptées aux tons clairs. Vinci se lance dans de longues expérimentations. Cependant, il n’est jamais content du résultat. Il passe glacis sur glacis, provoquant de nombreuses craquelures. Il retouche indéfiniment ses œuvres. Vinci incarne ainsi une première tentative de maîtrise de l’huile en Italie. Malheureusement, ce n’est pas avec lui, mais à Venise, grâce à Giovanni Bellini, Giorgione et Titien que la peinture à l’huile prendra corps.
Vinci reçoit aussi, durant sa maturité, quelques grandes commandes, mais elles virent toutes au fiasco. Pour La Bataille d’Anghiari à Florence, il prend le risque d’essayer une nouvelle formule de son invention, mais elle ne sèche pas. Il est obligé de la chauffer in situ, provoquant sa ruine. La Cène de Milan se dégrade aussitôt faite, sans disparaître toutefois. Dans cette même ville, il prépare aussi une sculpture de cheval. Cependant, le projet en plâtre est si énorme que personne ne peut le couler en bronze. Il servira finalement de cible d’entraînement aux soldats français.
La Vierge aux rochers, saison 1 et 2
Au total, il ne reste de cette longue période que quatre ou cinq peintures comme la Joconde (voir encadré) ou la Vierge aux rochers, dont on dispose de deux versions. La première, plus florentine, est commencée alors que Léonard a 34 ans. La deuxième, plus tardive (actuellement conservée à la National Gallery), est généralement considérée comme moins léonardienne par les historiens de l’art, car elle est en grande partie réalisée par les assistants, sous la direction de Léonard. Pourtant, c’est sans doute cette peinture aux contrastes ténébristes et aux teintes crues qui est l’œuvre de Vinci la plus intéressante. Elle correspond à une phase avancée de la réflexion du maître et de ses assistants, anticipant presque des artistes du xviie comme Le Guerchin.
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Les très rares œuvres de maturité de Léonard frappent par l’importance accordée aux ombres et par la disparition des contours. Comprendre, pour le regard, c’est en général cerner les êtres et les objets auxquels on a affaire. Cette opération a tendance à vider les images de leur mystère. C’est d’ailleurs son but. Léonard s’attache, non sans un certain mysticisme, à restituer la vérité de notre perception en amont, alors qu’elle n’est qu’une sorte de sentiment confus de présence.
À défaut de peindre, Léonard se reporte durant toute cette période sur ce qu’on appellerait aujourd’hui le dessin technique. Il rend des services dans les cours d’Italie, dessin à l’appui : il organise des fêtes, propose de grands travaux, etc. S’intéressant à tout, il en profite pour rencontrer des intellectuels et des savants. Sa renommée se développe, mais davantage comme personnage illustre que comme artiste. À 61 ans, il se décide à aller tenter sa chance à Rome qui est un gigantesque chantier artistique. Malheureusement, on ne lui propose que de menues commandes. À côté de Michel-Ange et de Raphaël, il ne fait pas le poids. Il est quasiment un artiste fini. C’est dans cette circonstance qu’il accepte la proposition de François Ier de venir auprès de lui.
Bienvenue à Mortebouse
Les guerres d’Italie ont été une sorte de tourisme militaire qui a dessillé les yeux des rois de France sur la splendeur des cours italiennes. En matière de peinture, la France, à cette époque, est à peu près un désert. La Renaissance n’a pas eu lieu, ou si peu. Le roi veut combler le vide en faisant venir des personnalités. La légende prétend que Léonard aurait traversé les Alpes avec un âne, deux assistants et trois peintures (dont La Joconde). En réalité, on ne sait rien de ce voyage, mais il est permis d’imaginer la mélancolie de cet homme âgé qui part finir sa vie loin de son pays, en pleine campagne, dans des contrées où la notion même de peinture est encore quasiment absente.
Léonard est installé près du château de Blois, au manoir du Cloux (rebaptisé joliment depuis château du Clos Lucé). Il reçoit une pension importante et on ne lui demande rien. Il y meurt trois ans plus tard.
Une certaine idée de la cosa mentale en héritage
Léonard ne fait guère école. Les quelques peintres dans son sillage retiennent principalement de lui ces angéliques visages léonardesques, un peu trop reconnaissables à la longue. L’héritage du maître est d’une autre nature.
D’abord, à sa mort, Léonard laisse un ensemble de papiers en désordre. Il s’agit de notes et pense-bêtes qu’il ne destinait qu’à lui-même. Y figurent des commentaires (en écriture inversée lisible seulement dans un miroir), des croquis et des dessins. Ceux qui nous sont parvenus nous donnent la chance exceptionnelle d’entrer dans son univers mental. Les 4 000 pages sont réunies en moins d’une dizaine de « codex », c’est-à-dire reliées par leurs propriétaires sans ordre particulier. Ces dernières années, l’intérêt technique et scientifique des inventions et explorations présentes dans ces documents a été revu à la baisse. Cependant, ce qu’il y a de particulièrement étonnant est qu’avec ces feuilles, on pénètre dans ce que l’on pourrait appeler une « pensée dessinante ». Léonard pratique une sorte de dessin d’investigation avec lequel il exerce sa curiosité et son inventivité ébouriffantes. Plantes, anatomie, géographie, machines, architecture, urbanisme et, bien sûr, humains, tout l’intéresse. Aujourd’hui, on s’émerveille que Léonard, esprit universel, ait appréhendé des disciplines si éloignées les unes des autres. C’est probablement une façon anachronique de voir les choses. Arts, sciences et techniques sont, au contraire, naturellement contigus dans cette pensée dessinante.
Toutefois, le legs à la postérité le plus important de Léonard est certainement sa haute conception de l’art. Son expression fameuse de « cosa mentale » exprime l’idée que l’art est beaucoup plus qu’un simple artisanat. Il constitue principalement une activité de l’esprit. C’est la création par excellence. Ses tableaux ne visent pas un simple effet décoratif, mais un choc profond, une terribilità. Dès lors, apprécier une peinture n’est pas un simple divertissement, mais une sorte de révélation qui fait « craindre et trembler ».
Dans les siècles suivants, les artistes ont des inquiétudes récurrentes pour leur statut social. Ils se sentent souvent infériorisés par rapport aux lettrés et aux savants, assimilés à de simples artisans, à des rapins. Le souvenir de Léonard, la référence à la cosa mentale ne cesse de contribuer à tirer vers le haut leurs ambitions et leur statut.
L’attrait des restaurants bondés
Après sa mort, la gloire de Vinci tend à s’estomper. C’est sous Louis XVI et la Restauration qu’il redevient célèbre, mais pour des raisons inattendues. En effet, la monarchie commande de grandes compositions destinées à rendre plus populaire la dynastie. On multiplie les scènes de la vie d’Henri IV ou de Saint Louis. C’est dans ce contexte qu’apparaissent des Léonard de Vinci mourant dans les bras de François Ier. Précisons que cette scène lue dans Vasari est fictive, le roi étant loin de son protégé ce jour-là. La passionnante exposition « La mort de Léonard de Vinci : naissance d’un mythe », cet été au château d’Amboise, a été particulièrement éclairante de ce point de vue-là. [tooltips content= »La mort de Léonard de Vinci : naissance d’un mythe, Catalogue de l’exposition au château de Blois, 2019, Gourcuff Gradenigo. »](1)[/tooltips].
Tout au long du xixe siècle, l’intérêt pour Vinci se développe et un emballement se produit au xxe, porté notamment par l’aventure spécifique de la Joconde (voir encadré). On ne peut cependant que s’étonner de l’extrême « starification » actuelle de Vinci. Deux mécanismes peuvent aider à comprendre ce phénomène.
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Il y a d’abord l’interaction entre une biographie et une œuvre. La sociologue Nathalie Heinich, en étudiant le cas de Van Gogh [tooltips content= »Nathalie Heinich, La Gloire de Van Gogh, 1992, Minuit. »](2)[/tooltips], montre comment le récit d’une vie peut doper l’intérêt porté à des œuvres. Chez Vinci comme chez Van Gogh, le public ne voit pas de simples peintures, mais des témoignages, des restes, presque des reliques d’une existence hors du commun.
Ensuite, il y a ce que les économistes appellent les « rendements croissants d’adoption ». Prenons un exemple : vous arrivez dans une ville et vous cherchez un restaurant. Le premier est vide. Ça ne vous inspire pas confiance. Si le deuxième est plein, vous vous dites qu’il doit être bon et vous entrez. En art, c’est souvent la même chose. Beaucoup de gens ont du mal à apprécier par eux-mêmes les œuvres auxquelles cela vaudrait la peine de s’intéresser. Du coup, l’attitude des autres vis-à-vis de tel ou tel tableau est le meilleur indice dont ils disposent. Plus il y a de gens qui se pressent devant la Joconde, plus les autres affluent. On pourrait dire la même chose de Vermeer, de Picasso et d’un certain nombre d’autres noms.
Raison de plus pour anticiper qu’il va y avoir beaucoup de monde à l’exposition Vinci et pour réserver son billet !
La Joconde, une carrière de première dame de la peinture française
Commencée en 1503, La Joconde est retouchée à de nombreuses reprises. Arrivée en France avec Léonard, elle est achetée par le roi (avec la Sainte Anne et le Saint Jean-Baptiste). On se plaît à supposer que Léonard aurait posé la dernière touche en France. Ce détail en fait le premier chef-d’œuvre pictural français et la première acquisition des collections royales (et donc du futur musée du Louvre). C’est dire que La Joconde a une place peut-être plus importante dans le « roman national » que dans l’histoire de l’art.
Cinquante ans après la mort de Léonard, Vasari [tooltips content= »Louis Franck, Stefania Tullio Cataldo Vie de Léonard de Vinci par Vasari, Hazan, 2019. »](3)[/tooltips] (peintre et biographe italien) en fait une description dithyrambique, surtout inspirée par l’idée qu’il se fait du maître. En réalité, il n’a pas vu cette peinture et, sans le savoir, il fait l’éloge de ce qui lui manque comme, par exemple, la variété des tons de carnation. Surtout, Vasari, ignorant que La Joconde n’a pas de sourcils, souligne le naturel de Vinci « parce qu’il y avait imité la manière dont les poils naissent de la chair, ici plus serrés, là plus rares, et celle dont ils se courbent selon les pores de la peau ».
Rapidement, cette acquisition royale passe dans un demi-oubli jusqu’à la fin du xviiie siècle. Avec le préromantisme, la première Renaissance italienne, jugée un peu primitive auparavant, est réévaluée. La Joconde est exposée à l’ouverture du musée du Louvre, en 1793. Durant le xixe, la plupart des observateurs y voient une femme fatale et une perverse.
En 1911, elle est volée sans que les gardiens s’en rendent compte. C’est un copiste venu pour elle qui se plaint de sa disparition. Le commissaire de police se dit « marri », si bien que les journaux l’appellent le « marri de la Joconde ». Picasso et Apollinaire sont soupçonnés. La toile, emportée en Italie par un nationaliste, est retrouvée et elle revient en France en faisant de glorieuses étapes dignes des reliques de Saint Louis. Sa célébrité est décuplée sans qu’elle ait subi de dommages importants. Chacun y va désormais de son interprétation sur l’identité, la psychologie ou les secrets de la Joconde. On lui met des moustaches. Marcel Duchamp l’affuble d’une blaguounette (LHOOQ). Malraux, quelques décennies plus tard, l’enrôle au service du prestige de la France. Elle part en tournée aux États-Unis, au Japon et en URSS. Sa célébrité devient planétaire.
La Joconde est-elle un tableau si exceptionnel, indépendamment des verres grossissants de la célébrité ? Nombreux sont ceux qui le pensent, prenant un plaisir sincère à contempler ce visage doux et énigmatique. En ce qui me concerne, je pense qu’il s’agit juste d’une peinture d’intérêt moyen. À mes yeux, il y a dans la même salle du Louvre au moins une dizaine de peintures bien plus intéressantes.
Léonard de Vinci (catalogue officiel de l'exposition)
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