Entretien avec Loup Viallet, spécialiste de l’économie et de la géopolitique du continent africain.
CAUSEUR : Le récent putsch au Burkina Faso s’est fait sous fond d’opposition à la France. Comment les Russes ont-ils fait pour convaincre les Burkinabés qu’ils étaient la solution pour combattre le terrorisme ?
VIALLET: En Afrique la Russie se présente comme un ours et se comporte comme une hyène. Si la propagande du Kremlin cible en priorité des pays issus de l’ancien empire colonial français, c’est d’abord pour y exploiter un imaginaire politique datant de la guerre froide, qui infuse encore parmi certains courants d’opinions. Mais les actions de déstabilisation menées par le Kremlin concernent en priorité les pays les plus fragiles parmi ces derniers : ceux dont les Etats sont déjà en lambeaux et dont les populations peinent à survivre. C’était le cas en République centrafricaine, au Mali et maintenant au Burkina Faso, pays enclavé du Sahel sans accès à la mer, très vulnérable au réchauffement climatique et qui compte parmi les plus pauvres du continent. Sa situation sécuritaire s’est fortement dégradée, notamment depuis les putschs à répétition au Mali voisin (et depuis l’arrivée de Wagner, qui a contribué à fragiliser davantage la frontière Mali/Burkina), et sa situation économique a empiré, notamment du fait du blocus russe des denrées alimentaires ukrainiennes en mer Noire, dont une partie n’a pas pu être exportée auprès des populations sahéliennes.
Il y a 9 mois, lorsque Roch Kaboré, le président légal du Burkina Faso, a été déposé par un premier putsch, le Kremlin s’était précipité pour saluer le coup d’Etat et avait cherché à établir un partenariat plus resserré avec la nouvelle junte au pouvoir. Contrairement à son homologue malien, le lieutenant-colonel Damiba a poursuivi le partenariat de son pays avec la force Barkhane et a même donné des gages à la CEDEAO (à la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest, c’est-à-dire aux Etats voisins du Burkina) garantissant le retour du pouvoir politique aux mains de civils au bout de 24 mois.
Ces six derniers mois, dans la séquence où Barkhane quittait le Mali et se repositionnait dans la sous-région, le Kremlin semble avoir été particulièrement pro-actif (et pas seulement sur les réseaux sociaux) pour favoriser un nouveau putschiste qui dépende davantage de Moscou pour accéder et se maintenir au pouvoir, à l’instar d’Assimi Goita au Mali qui ne semble pas prévoir de « rendre le pouvoir au peuple » comme il l’avait promis en se hissant à la tête de la transition. Courant septembre, Damiba s’est entretenu en marge de l’assemblée générale des Nations Unies avec Sergueï Lavrov, le ministre des Affaires Etrangères de la Fédération de Russie, en vue de resserrer la coopération militaire russo-burkinabè. Il faut croire que la position de Damiba était intenable. Si les détails de l’implication du Kremlin dans le putsch du 30 septembre doivent encore être minutieusement étudiés, les traces d’ingérence du régime de Poutine et de ses chiens de guerre sont partout : des drapeaux russes brandis par les manifestants pro-putsch au passage de Kemi Seba, l’influenceur adoubé par Alexandre Douguine en mai dernier pour agiter la paranoïa anti-française à Ouagadougou et fragiliser le régime, aux déclarations des faucons de Poutine, Sergueï Markov et Evgueni Prigogine (le tristement célèbre parrain de Wagner) survenues au moment du coup d’Etat pour revendiquer le rôle joué par la Russie dans la prise de pouvoir du capitaine Traoré, et pour saluer une « victoire de la décolonisation » (sic !).
A lire aussi: Pudeurs nigérianes
Dimanche 16 octobre, les internautes ont pu assister à une passe d’armes entre Kémi Seba et vous-même. Qu’est-ce qui a l’a déclenchée et pourquoi le leader panafricaniste vous a-t-il ciblé ?
Le 15 octobre dernier, le gouvernement français a informé Nathalie Yamb, propagandiste pro-russe connue pour son travail de désinformation sur la France en Afrique, de son interdiction d’entrée et de séjour sur le territoire français. J’ai salué cette initiative et réitéré mon appel, lancé quelques jours plus tôt dans la revue Conflits, à sanctionner également Kémi Séba, qui jouit d’un passeport français tout en vivant des haines qu’il agite contre la France sur le sol européen et africain. Jusqu’à présent, il avait déjà été expulsé du Sénégal, du Burkina Faso, interpellé au Bénin et interdit d’entrée sur le territoire malien (en 2020) parce qu’il représentait une menace à l’ordre public, mais les gouvernements français successifs se montraient plutôt passifs, sous-estimant l’influence désastreuse de sa propagande auprès des diasporas et des Français d’origine africaine. Combien de conférences et de manifestations a-t-il organisées, au cours desquelles il appelait ses « frères et sœurs » à rentrer dans une lutte enragée contre une France dépeinte comme l’« ennemi » ? En février dernier, il faisait encore salle comble à Fleury Mérogis.
Kémi Séba est en train de sentir que le vent tourne : le temps de l’impunité est fini. Son comportement à mon égard révèle une fébrilité jusqu’alors insoupçonnée : des insultes, un très long message débridé mêlant une tentative de justification lunaire à des propos complètement ahurissants et calomnieux… Puis il m’a courageusement bloqué. Il n’a manifestement ni l’habitude d’assumer les conséquences de ses actes, ni l’habitude de se voir porter une contradiction argumentée.
Comme de nombreux propagandistes, Seba n’est jamais plus à l’aise que face à des individus déjà conquis ou ignorants des sujets sur lesquels il s’exprime, à l’image des interviews-fleuve qu’il donne dans des médias acquis à sa cause, qui ne lui opposent aucune contradiction sérieuse. Le 24 octobre prochain, celui qui se présente comme un grand révolutionnaire anticolonialiste sera invité à l’Institut d’Etat des Relations Internationales de Moscou pour intervenir sur « le rôle du panafricanisme dans la résistance (sic) à l’Occident ». Celui qui a soutenu le putsch du 30 septembre au Burkina Faso en déclarant aux diplomates français qui s’indignaient de l’incendie de l’ambassade de France, « Les terroristes, c’est vous », s’est bien gardé 5 jours plus tard de dénoncer l’oukaze colonialiste de Vladimir qui annexait quatre régions d’Ukraine depuis le Kremlin.
L’avocat Juan Branco s’est fait le défenseur de Kemi Seba en intervenant dans la polémique que nous évoquions. Il vous a interpellé en vous posant la question suivante, que je reproduis ici : « Vous voulez interdire (sic) un citoyen français de rentrer sur le territoire français ? ». Que lui répondez-vous ?
J’ai trouvé particulièrement comique que Juan Branco, qui est connu pour ses postures radicales, fasse preuve d’un tel laxisme concernant un agitateur qui sert de caution africaine à la stratégie impérialiste de Vladimir Poutine et de caisse de résonance aux rumeurs les plus abjectes sur la France. Ses discours et ses actions sont de nature à menacer l’ordre public et à mettre en danger la sécurité de nos concitoyens sur les deux continents.
A lire aussi: « L’Afrique du Sud fonctionnait mieux lorsque les Blancs étaient aux commandes »
Le monde est parfois bien fait et Juan Branco pourra se reporter aux articles 25 à 25-1 du Code civil, qui prévoient la déchéance de la nationalité française. Il constatera que le cas de Kémi Séba correspond tout à fait aux conditions qu’il est nécessaire de réunir pour enclencher cette procédure : il est binational, ne vit plus en France, ne se décrit pas comme Français et commet des actes préjudiciables aux intérêts de la France. Le gouvernement serait bien inspiré de prendre cette initiative le 24 octobre prochain ! Si Juan Branco veut continuer à le défendre, je lui souhaite bien du courage : ce qui est paradoxal dans cette affaire, ce n’est pas qu’on émette l’idée de déchoir Kémi Séba de sa nationalité française, c’est plutôt que Kémi Séba n’ait pas de lui-même renoncé depuis longtemps à cette nationalité qu’il conspue tant par souci de cohérence idéologique…
En France, une partie de la droite se fait l’écho d’une petite musique qui monte de plus en plus : il faut laisser les Africains se débrouiller seuls, couper tous les liens avec le continent africain, notamment pour endiguer l’immigration en provenance d’Afrique. A l’opposé du spectre politique, une partie de la gauche condamne l’impérialisme français dans le Continent Noir. La France peut-elle se passer de l’Afrique ?
Tourner le dos au continent africain, voilà précisément ce qu’espèrent de la France et des pays européens les puissances qui cherchent à tirer parti des faiblesses africaines pour mieux faire pression sur le Vieux Continent. Ignorer les liens d’interdépendance sécuritaires, climatiques, économiques, qui régissent nos relations serait la pire des bêtises. A gauche comme à droite la source commune de ces refrains dogmatiques et totalement déconnectés des réalités est un héritage idéologique commun : le logiciel tiers-mondiste, qui est partagé par des décoloniaux d’extrême gauche comme Maboula Soumahoro ou des souveraino-tiers-mondistes comme Pierre-Yves Rougeyron.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !