1. Un salaud sympathique
L’affaire est entendue : je suis le fils – illégitime, bien sûr – de Louise Brooks et de Cioran. L’actrice américaine et le volcanique Roumain partageaient la conviction que la création est une aberration, la procréation un crime et la concision un devoir. Il va de soi qu’ils ne pouvaient rêver pire héritier : j’ai trahi mon père quelques mois avant sa mort en révélant dans un quotidien parisien son peu glorieux passé sous le nazisme, ce qui est une forme particulièrement perfide de parricide. Pour ma défense, je citerai ce mot qu’il m’avait écrit en avril 1991, le 10 précisément : « Il est grand temps que vous écriviez vos Mémoires et que vous nous exécutiez tous. »
Avec Louise Brooks, je me suis montré plus indigne encore. Alors qu’elle me suppliait de lui apporter une arme à feu pour mettre fin à ses jours, j’ai décliné son invitation de me rendre à Rochester où elle végétait dans un modeste studio. J’avais là encore une excuse : ma mère, ma vraie mère, sentant venir sa mort, m’avait fait prêter serment de lui enfoncer dans le cœur une aiguille à tricoter le jour de son décès tant elle redoutait d’être enterrée vivante. Mon acquiescement avait été de pure forme, mais l’avait apaisée. Je n’avais nulle envie de récidiver avec Louise Brooks. Après tout, que les gens s’arrangent avec leur propre mort sans compter sur autrui, fût-ce leur famille. D’ailleurs compter sur autrui mériterait déjà une peine pire que la mort.[access capability= »lire_inedits »]
J’écris ces quelques lignes sous l’œil goguenard de Cioran. Il savait mieux que quiconque qu’il importait jusqu’à la fin de tromper son monde. Et, finalement, de tout oublier. Miss Alzheimer l’a secouru. Aussi n’a-t-il jamais su que je l’avais vitriolé dans son agonie. Ce que font d’ailleurs tous les bons fils de manière immémoriale avec la complicité de leur père. Sans doute est-ce la seule façon de leur être fidèle. Cioran m’avait d’ailleurs appris que rien de grand ne s’accomplit sans quelque enfantillage criminel.
De Louise Brooks, j’ai conservé des photos où brillent encore dans ses yeux les flammes de l’enfer. Celles aussi qu’elle m’avait envoyées de Rochester où je la découvrais adolescente. Elle avait compris que je ne supportais pas que les femmes vieillissent. Elle pensait de même, souffrant comme un chiot abandonné dans son minuscule studio de Goodman Street. Je n’ai pas été cet homme bon qu’elle appelait la nuit. Je lui ai refusé l’arme qui lui aurait permis d’en finir.
La conclusion de ces quelques lignes : j’ai été pire qu’un fils indigne. Un salaud. Un salaud sympathique, ajoutent les quelques femmes qui ont partagé mon intimité, mais un salaud quand même. Cioran avait précisé : « Un salaud d’une incurable élégance. » Avec une forme de bonté : celle du bourreau, qui consiste à frapper d’un coup sûr. Cela me sauvait à ses yeux. Mais je ne tiens plus à être sauvé. Simplement à leur demander : pardon.
2. Corina, l’anagramme de Cioran
Rien ne m’enchante plus que les opuscules passés totalement inaperçus et dont quelques exemplaires pourrissent encore au fond d’une cave. Grégoire Prat avait publié en 2005 Corina, l’anagramme de Cioran, que j’ai reçu par courrier dix ans plus tard. L’aphorisme qui ouvre ce petit livre en donne le ton : « N’ayez pas peur de la fin des temps. L’humanité est increvable. Seules les belles choses disparaissent. »
Grégoire Prat est amoureux d’une Roumaine, Corina. Elle est venue en France pour apprendre le chinois. Une manière de se perdre un peu plus pour se retrouver. Elle est surprise qu’en France les hommes ne frappent pas leur femme. C’est pourtant un signe de virilité. Un homme doux, un Français, est-ce encore un homme ?, se demande Corina. Quand elle le quitte, Grégoire boit dans son verre et lèche sa fourchette. « Misérable fétichiste ! », s’exclame-t-il, jusqu’à ce qu’il réalise, effrayé, que Corina est l’anagramme de Cioran, que la Roumanie est un sale pays, le pays de Cioran qui refuse de vivre, le pays de Dracula qui refuse de mourir, le pays de Corina qui refuse d’aimer. Pire encore : dès que Grégoire voit quelque chose qui évoque la Roumanie – un mendiant, une pute, un chien errant, un violon, un vampire, un livre de Cioran, un nuage – il pense à Corina. Il ne cristallise pas, il roumanise le monde. Je ne suis pas loin de penser qu’il a enfermé Corina dans sa cave. Ou dans ce livre, avant de prendre la fuite pour la Russie où il vit désormais comme un moine. Les enfants de Cioran connaissent de curieux destins. Moi aussi, j’ai beaucoup aimé Corina quand j’étais adolescent. Il me reste, en chanson, la version de Ricky Nelson.
3. Les vies parallèles de Cioran et de Leopardi.
À ceux qui ne connaissent pas le beau livre de Mario Andrea Rigoni Cioran dans mes souvenirs (PUF), je conseille d’attendre le prochain numéro de Causeur pour comprendre pourquoi il est indispensable de l’avoir lu pour saisir ce qu’est le nihilisme cioranesque. Et, bien sûr, ce qu’il a de commun avec celui de Leopardi. Tous deux partageaient l’expérience capitale de l’ennui, c’est-à-dire le sens de la vacuité universelle des choses, qu’ils percevaient – cela va de soi, précise Rigoni – non seulement en ce qui concerne la pensée, mais dans leur chair même.[/access]
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*Photo : James Gardiner.
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