Les livres marqués du sceau « Les Cahiers Rouges » ont une place à part dans ma bibliothèque. Oserais-je dire qu’ils me sont indispensables ? L’excès en littérature comme ailleurs est mal compris dans une époque qui préfère le renoncement et l’alignement. Créée en 1983 par Jean-Claude Fasquelle, cette collection de la maison Grasset accueille les grands noms de la littérature en format semi-poche, couleur rouge passion. Pour célébrer ce trentième anniversaire, j’ai longtemps hésité avant de trouver le bon angle. Devais-je évoquer les dernières parutions en date (Malaparte, Proust, Mauriac, etc…) ou faire un patchwork de mes préférences (Marcel Aymé, Jacques Brenner, Kléber Haedens, Pascal Jardin, Jacques Laurent, Pierre Mac Orlan, Roger Vailland, Paul Morand, etc…) ?
Et puis, je me suis souvenu d’un écrivain qui aimait les écrivains. Son recueil Mes ports d’attache paru en 2010, écrit à Montmartre, Saint-Malo et Nice entre juin 1991 et juin 1993 illustre merveilleusement l’esprit de cette collection. Louis Nucéra y larguait les amarres et nous cabotions avec lui dans une délicieuse échappée littéraire. Cocteau disait de lui en 1960 : « Tu m’as entortillé par ta gentillesse et je me suis laissé faire, parce que la gentillesse, que les hommes sont en train de perdre, est encore la seule forme de machiavélisme qui me convienne ». Pourquoi tant d’écrivains ont-ils succombé au charme du vélocipédiste niçois ? Ce livre nous en donne une explication lumineuse. Nucéra avait l’intelligence du passeur qui fait partager au plus grand nombre ses coups de cœur et ses élans. Nous suivons pas à pas les rencontres de ce fils d’immigré italien, employé aux écritures dans une banque de Nice qui deviendra Grand Prix de littérature de l’Académie Française en 1993 pour l’ensemble de son œuvre.
Nucéra a côtoyé dans son existence plusieurs géants de la littérature. Le premier qui lui tapa dans l’œil était un de ces monstres, un de ces insatiables voyageurs, l’empereur tzigane des lettres. Joseph Kessel, Jeff pour les intimes, avait pris sous son aile l’enfant de Nice. Il avait été charmé par son entrain et son écoute. Avec Jeff, Nucéra a tutoyé les étoiles, il a vogué (par procuration) sur la Mer Rouge en compagnie d’Henry de Monfreid, il a dansé, il a bu dans les cabarets russes jusqu’au petit matin, il a senti vibrer au plus près de son âme la tornade Kessel, ses jugements à l’emporte-pièce, ses coups de poing et ses inimitiés féroces. Il a vainement tenté de le réconcilier avec Paul Morand. Les deux hommes avaient traversé la Guerre sur des embarcations ennemies. Mais Kessel ne pouvait décemment pactiser. Question d’honneur, de principe. Sous la plume de Nucéra, on entend gronder sa voix, sa mélancolie l’envahir à l’aube de sa mort : « Je ne sais pas ce que je donnerais pour revivre ce petit matin aux environs de Londres pendant la guerre. Une dangereuse mission aérienne nous attendait au-dessus de la France. Les copains et moi nous ne pensions pas en revenir. Avant de décoller, nous avons mangé du pain et du saucisson. J’en ai encore le goût à la bouche ». Lecteur compulsif, Nucéra nous fait la courte échelle, nous passons de Céline à Proust, de Marcel Arland à Paul Valéry, de Jules Renard à Stendhal, notre tête tourne, notre appétit s’aiguise. Nucéra a connu mille vies, dans sa banque d’abord, puis au Patriote, le quotidien communiste niçois à la rubrique sportive d’où il puisa sa science encyclopédique du vélo (il mourut en 2000 fauché par une voiture) puis la montée vers Paris. Il fut un temps attaché de presse chez Philips où il fit la connaissance de Devos et de Brassens avant d’endosser la robe de bure de l’écrivain.
Chez Nucéra, il y a les écrivains, le vélo, Nice et les mères, celles sans qui rien n’arriverait, sans qui la littérature ne serait qu’un fracas de mots. Sur la promenade des anglais, Gary et Nucéra échangent des portraits croisés de leurs mères, si différentes et pourtant si proches. Nucéra réussit à fendre certaines carapaces comme celle de Boudard qui raconte avoir assisté à l’enterrement de sa mère, menottes aux mains. La gaudriole, le style, la verve, l’humour déchiré et jubilatoire de Boudard nous explosent alors en pleine face. À la fin, Nucéra se pose la question : « Mais qui s’intéressera au parfum des livres dans quelques années ? Il y a belle lurette, déjà, que l’on n’en coupe plus les pages ». Il se trompait, grâce à des hommes comme lui et à la collection « Les Cahiers Rouges », la littérature n’est pas prête de mourir.
Mes ports d’attache, Louis Nucéra, Les Cahiers Rouges, Grasset.
*Photo : Amy.
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