Originaire du nord de la France, le peintre Louis-Léopold Boilly (1761-1845) a délicieusement fixé les lieux et les visages parisiens de son époque. Il pouvait aussi se montrer piquant ou provocant. Une exposition lui est consacrée à Paris.
Il nous faut fuir le monde. Aller se brunir la peau à Saint-Jean-Cap-Ferrat, brûler notre cervelle à coup d’Armagnacs gascons, plonger sous l’eau des cascades oubliées, dormir aussi longtemps qu’on le puisse. Pour ceux qui auraient déjà usé et abusé de ces méthodes, il y a actuellement l’exposition Boilly au musée Cognacq-Jay. Par chance, ce lieu permet aussi de se dérober au réel. Temple de la fantaisie, de la légèreté, du rêve et de l’érotisme propres au XVIIIe siècle, il est le remède à nos démocraties anémiées, aux misérables happy-hours et aux open-spaces cafardeux. Au milieu du mobilier Louis XV, la vie reprend son sens.
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Accompagné d’amis, je traversais la Seine d’une rive à l’autre me dirigeant vers le musée. Je songeais à Paul Léautaud qui aimait ce XVIIIe siècle, et qui, comme Boilly avant lui, déambulait chaque jour dans Paris, avide de scènes banales, pour y observer des attroupements, des disputes, des chiens errants et affamés, des concierges grisées, des jeunes femmes, des clochards et des académiciens. Léautaud, qui avait certes quelques toiles dans sa maison de Fontenay-aux-Roses, ne s’intéressait pas à la peinture : s’il l’eut fait un peu plus, Louis-Léopold Boilly aurait probablement été son peintre préféré et le musée Cognacq-Jay son refuge.
Un possédé
Louis-Leopold Boilly est né en 1761 dans le bourg de La Bassée, coincé entre Lille et Lens, entre l’Artois et les Flandres. Son père, sculpteur et homme de raison, destine son fils à la peinture en bâtiment. L’enfant obéit, mais passe nuits et jours à dessiner en jouant, à s’amuser en dessinant. Sa vocation le possède tout entier. Après s’être initié à la peinture en province, direction Paris. Il a alors vingt-cinq ans, et se fait connaître grâce au talent qui le fit sortir de l’ombre. Avec sa verve, sa joie, son ironie et son à-propos, Boilly charme Paris et les Parisiens en les peignant.
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Nous voilà arrivés face au musée. Entrons. De salle en salle, c’est un voyage. Un voyage à travers le Paris de la Révolution jusqu’à celui de la Restauration et même de la monarchie de Juillet. Boilly est partout où il y a des foules à voir, à croquer, à peindre. Il est de tous les rassemblements, de toutes les célébrations, de tous les spectacles. Les choses de la vie que l’on attrape d’un regard sur les boulevards, le voilà son pain quotidien, la voilà la source de son art et de sa jouissance. Boilly contemple partout, d’un œil tantôt tendre tantôt sarcastique, les mouvements et les valses des hommes et des femmes dans le monde. Là-bas, ce sont des bourgeois gantés et chapeautés qui traversent les rues boueuses à l’aide de planches disposées par un homme du peuple qui réclame sa pièce ; plus loin, voilà toute une cohue que l’on retrouve un jour de fête durant le règne de Charles X, avec des enfants et des ivrognes, des militaires et de belles aristocrates habillées de crinoline ; encore après, c’est un amant qui observe le baiser de deux amies dénudées dans une scène galante qui rappelle Fragonard. Partout la vie explose, se respire, s’entend.
Un portraitiste saisissant
Chez Boilly plus que chez n’importe quel peintre français de son temps, chaque visage est une histoire, chaque être un personnage de sa petite comédie humaine. L’exposition se termine sur son art du portrait. Fascination de voir la modernité de ces visages. Quelle vitalité, quelle réalité habite les faces de tous ces inconnus et oubliés ! Jamais pour autant l’art de Boilly ne cherche à oublier le style pour feindre le réalisme le plus pur. Non, toujours il montre qui se cache derrière son pinceau ; toujours nous sentons la présence de son sourire et de son humour par-delà les traits qui composent ses toiles : il y a une âme derrière ce regard.
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Une fois dehors, nous quittons le Paris de Boilly pour retrouver les vieilles rues du Marais. D’autres scènes se révèlent alors à nos yeux excités et éduqués par tous ces tableaux qui peuplent notre mémoire, nous rendant meilleurs observateurs. Les poussettes ont remplacé les carrosses, mais sans doute l’homme est-il resté ainsi qu’il était et que le décrivaient nos moralistes, de Joubert à La Bruyère et de La Rochefoucauld à Chamfort. Peut-être qu’en somme Boilly est l’un des leurs : un moraliste qui a pour plume son pinceau. Comme pour eux, l’observation des hommes aura été sa passion ; savoir les peindre son génie.
Fuir le monde, Boilly n’aurait pu le faire. Toute son œuvre est née de l’analyse des êtres et de la société des rues, des cafés, des théâtres et des chaumières. Mais en étant ce voyeur lucide, il lui fallait néanmoins faire un pas de côté pour composer son art à l’ombre du monde et ainsi changer le réel en couleurs projetées sur la toile. Et ça, n’est-ce pas aussi un peu fuir le monde ?
Musée Cognacq-Jay, 8 rue Elzévir, 75003 Paris. Tél : 01 40 27 07 21
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