Mes lectures de l’été
Souvent, lorsqu’un réalisateur de cinéma adapte un roman, ma curiosité est piquée, et je me procure l’œuvre en question ‒ surtout s’il s’agit d’un grand cinéaste. Je me demande en effet en quoi le livre retenu mérite d’être ainsi distingué, ce qu’il peut comporter de plus que les autres, pour être matérialisé sous forme d’images. Il doit receler une vérité que les autres n’ont pas, et c’est pourquoi il y a un intérêt particulier à en prendre connaissance. Certains réalisateurs sont des spécialistes de l’adaptation de romans. L’un des plus grands fut sans doute Stanley Kubrick, qui adapta Lolita, Barry Lyndon, parmi d’autres grands chefs-d’œuvre. J’ai toujours été très attentif à la relation que Kubrick entretenait avec les livres. Comme tout ce qui le concernait, il y entrait une certaine folie, où rien n’était laissé au hasard.
Un projet inabouti de Kubrick
L’un des cas les plus intéressants, dans la carrière de Kubrick, est un projet inabouti d’adaptation. Le réalisateur d’Orange mécanique voulait absolument faire un film sur la Shoah. Il se mit longtemps en recherche d’un sujet, lorsque, en 1991, quelqu’un lui donna à lire le livre de Louis Begley, Une éducation polonaise, qui venait de paraître. Ce roman répondait à une sorte de quadrature du cercle posée par le célèbre cinéaste, que l’écrivain Michael Herr, dans C’était Kubrick, un court mais passionnant livre de mémoires, sorti récemment en français, résumait de la manière suivante : lors d’une conversation, Kubrick lui « dit que ce dont il avait le plus envie, probablement, c’était de réaliser un film sur l’Holocauste, mais bonne chance pour mettre tout ça dans un long métrage de deux heures. » Or, le roman de Louis Begley, par son exceptionnelle intensité romanesque, son universalité, offrait une matière assez riche pour combler toutes les doléances de Kubrick. Le réalisateur lança le projet, renommé Aryan Papers, et y travailla pendant au moins deux années. Mais, en 1993, il se trouva qu’un autre film sur la Shoah était en chantier, La Liste de Schindler, de son ami Steven Spielberg, ce qui conduisit Kubrick à interrompre son travail, et à se lancer alors dans la réalisation de ce qui allait devenir son dernier opus, Eyes Wide Shut.
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Il n’en fallait pas plus pour attirer mon attention sur le livre de Louis Begley. L’auteur, avocat réputé au barreau de New York, n’avait rien écrit jusque là. En réalité, il était d’origine polonaise, né en 1933 à Stryj, dans la partie occidentale de l’Ukraine. Son roman, Une éducation polonaise, raconte ses premières années dans cette petite ville, puis les bouleversements qu’apporte la Seconde Guerre mondiale, à partir de 1939, lorsque l’Allemagne envahit la Pologne. Il y a apparemment entre la vie de Begley et ce qu’il raconte dans son roman juste l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette. On doit surtout se concentrer sur ce que Begley relate dans son livre, sans trop se soucier de ce qu’il a pu romancer ou changer. C’est ainsi, pour ce que nous en savons, qu’il a voulu que son livre soit lu, comme une œuvre d’art autonome.
Le surgissement de l’histoire
Le petit narrateur d’Une éducation polonaise, nommé Maciek, naît donc sur une terre d’Europe centrale, où était établi, jusqu’à il y a peu, l’empire austro-hongrois, protecteur des minorités, entre autres des juifs. Nous sommes, précise-t-il, comme pour anticiper ce qui va suivre, quelques mois après l’incendie du Reichstag. Son père est médecin, il a fait ses études à Vienne. Sa mère est de Cracovie, mais meurt en le mettant au monde. Sa tante Tania vient alors habiter avec eux. C’est une jeune femme très belle, intelligente et d’un fort tempérament. « Elle était autant réputée pour son insolence et sa langue implacablement acérée que pour son entêtement et son mauvais caractère. » C’est elle, la véritable héroïne du roman, qui saura traverser avec ingéniosité les pires dangers de la guerre, afin de se sauver avec son neveu Maciek. Pour son film, détail intéressant, Kubrick avait pensé, dans un premier temps, faire interpréter ce rôle essentiel de Tania par Julia Roberts ou Uma Thurman, mais son choix définitif s’était porté sur l’actrice néerlandaise Johanna ter Steege, qu’on a notamment pu voir chez le réalisateur français Philippe Garrel.
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Maciek est un enfant unique. Il est chouchouté par ses grands-parents et ses différentes nounous. Il parle, à un moment, du « pur enchantement » de sa jeunesse. Au tout début, Begley nous raconte cette existence bourgeoise très paisible, en de très belles pages d’une grande nostalgie. On pense au Nabokov d’Autres rivages, décrivant le paradis perdu de son enfance, avant que ne surviennent la révolution et l’exil. Pour la famille de Maciek, la dégringolade se passe très vite. À l’arrivée des Allemands, les Russes quittent la petite ville, obligeant le père à les suivre. La maison est bientôt réquisitionnée, pour devenir le QG de la Gestapo. Tania, Maciek et les deux grands-parents doivent changer de logement. Les conditions matérielles deviennent très difficiles. Bientôt, la répression contre les juifs commence. Le narrateur écrit : « La première Judenaktion venait tout juste d’avoir lieu […] Elle fut conduite un matin par les SS, accompagnés de quelques policiers polonais en civil et d’un grand nombre de miliciens juifs. » On note, dans ce passage, que les SS sont épaulés par des policiers polonais, mais aussi par des miliciens juifs. Begley ne commente pas ce fait, il se contente de l’indiquer froidement. Il connaît certainement la polémique historique sur le rôle des autorités juives dans la Shoah, mais il se limite à dire ce qu’il a vu, en tant que témoin. Il y aura d’autres rafles, bientôt. Où emmène-t-on les juifs qui se sont fait arrêter ? « Tania disait que pas un seul d’entre eux ne reviendrait. » La jeune femme, très active, réussit à se procurer de faux papiers : « Les papiers en notre possession garantissaient que nous ne serions pas inquiétés. »
Une vie dans la clandestinité
La famille va être ballottée au gré des circonstances, puis se séparer. Tania, cependant, reste avec Maciek, et se fait passer pour sa mère. Ils errent tous deux de meublé en meublé, de ville en ville, avec à leurs trousses toutes les polices, sans compter le danger d’être dénoncés. Ils arrivent à Varsovie en mars 1943, où ils retrouvent le grand-père. Lors de l’insurrection de l’Arma Krajowa, la résistance polonaise, Tania et Maciek se réfugient dans une cave sordide de la Vieille Ville, avec d’autres Polonais. La résistance échoue, les Allemands reviennent. Ils ont décidé de déporter à Auschwitz tous les Polonais. Désormais, et l’on atteint ici un véritable climax historico-dramatique, Tania et Maciek ne sont plus recherchés seulement parce qu’ils sont juifs, mais aussi parce qu’ils sont Polonais. Et on veut les assassiner pour ces deux motifs !
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Une éducation polonaise est un livre sur la solitude et la perte d’identité (comme le film M. Klein de Joseph Losey). Toute l’action du roman est perçue par le regard de Maciek. Partie prenante de cette aventure de la survie, il doit apprendre sans cesse à modifier son comportement, à jouer un rôle, à être « hypocrite », pour ne pas se faire repérer et arrêter. En société, la partie est délicate : « On était bien obligé de parler […] On mettait alors à l’épreuve ses capacités d’invention et sa mémoire, parce que les mensonges devaient être consistants, plus consistants, selon Tania, que la vérité. » C’est de fait une question de vie ou de mort. Maciek embrassera même la religion catholique, pour pousser jusqu’au bout le processus d’adaptation. Finalement, les nazis n’ont-ils pas gagné, en gommant de Maciek presque toute trace de judéité ?
Le titre, « une éducation polonaise », est donc à prendre plutôt en mauvaise part. L’auteur pleure sur cette enfance saccagée. Dans les dernières pages du livre, Maciek, devenu un homme, constate que « cet homme n’a pas eu une enfance dont il puisse supporter de se souvenir ». Comme si la rédemption, parfois possible pour le bourreau, était interdite à la victime. « Personne / ne témoigne pour le / témoin », disait le poète Paul Celan, dans un sens voisin. Ce qui, dans la langue de Goethe, que Celan a réussi à déconstruire, donne : « Niemand / zeugt für den / Zeugen ».
Louis Begley, Une éducation polonaise. Éd. Grasset, collection « Les Cahiers Rouges », 11,50 €.
Michael Herr, C’était Kubrick. Traduit de l’anglais par Erwann Lameignère.Éd. Séguier, 14,90 €.
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