On ne sait plus, vraiment, si on a envie de rire ou de pleurer, comme souvent dans l’actualité aujourd’hui. Vous connaissez Kidzania ?
Non, ce n’est pas un pays africain menacé par une guerre ethnique, une province syrienne envahie par Daech ou même un état européen oublié, face à un défaut de paiement auprès du FMI. Non, Kidzania est un parc d’attraction, à Londres, cette capitale du désastre en cours. Un parc d’attraction, déjà, cela a toujours quelque chose d’angoissant dans cette façon de vendre aux enfants des rêves frelatés où se mélangent un univers bêtasson et le mercantilisme le plus effréné. Qui a fait une fois dans sa vie l’expérience d’un de ces endroits sait que le capitalisme, comme le remarquait Annie Le Brun dans Du trop de réalité, a entièrement colonisé et calibré les imaginaires. Mais Kidzania va plus loin. Kidzania imite un pays dans lequel la loi du marché et celle de la consommation fonctionnent parfaitement. C’est amusant, d’ailleurs, puisque Kidzania, qui se présente comme une école du réel, est pour le coup vraiment une utopie: un bref regard sur l’état du monde, ici et maintenant, suffit à prouver que la loi du marché, elle a tout de même quelques ratés si on prend en compte le chômage de masse, les dégâts écologiques et le creusement toujours plus délirant des inégalités. D’ailleurs, dans les métiers proposés à Kidzania, il n’y a pas chômeur. Ni artiste d’ailleurs. Mais flic, oui.
À Kidzania, tout est faux, sauf les marques qui font ainsi leur publicité. Renault, l’ancienne régie, l’ancienne vitrine sociale de l’industrie nationale, y est présente. Elle n’offre pas le poste de Carlos Ghosn, il y a des limites, mais vous pouvez être « technicien » en attendant une éventuelle délocalisation. Vous pouvez aussi être pompier, infirmière, hôtesse de l’air ou même journaliste, ce qui en dit long sur l’innocuité de cette profession devenue un fidèle relai de la propagande dominante comme le prouve, par exemple, le traitement de l’affaire grecque.
On remarquera, au passage, dans le reportage qu’une des petites apprenties qui a choisi de bosser chez British Airways est voilée. C’est que l’utopie capitaliste de Kirzania se marie très bien avec le communautarisme qui représente d’abord des parts de marché avant même une faillite du vivre-ensemble. Plus de guerre de civilisations, à Kidzania, puisque que ce qui compte, d’abord, c’est de faire des bénéfices.
Cet éloge total de l’individualisme ou cet éloge de l’individualisme total auprès d’enfants enthousiastes nous ramènent à la propagande la plus énorme, celle qui était en vogue dans les grands totalitarismes du vingtième siècle qui ont toujours voulu encadrer l’enfance et la jeunesse pour créer l’homme nouveau. On n’utilisait pas encore le parc d’attraction, mais on leur mettait de petits uniformes et on les faisait chanter en choeur.
De là à en déduire que le capitalisme est un totalitarisme comme un autre, il n’y a qu’un pas que je franchis allègrement puisqu’aujourd’hui, il n’accepte plus la moindre contestation, ni même la moindre inflexion comme le montre ces jours-ci la situation en Grèce, encore elle, qui, à notre connaissance, n’a pas de frontière commune avec Kidzania. Les enfants ont d’ailleurs l’air très heureux dans le reportage, heureux d’un « bonheur insoutenable » comme dans le roman dystopique et éponyme d’Ira Levin. C’est qu’on leur a donné, dès leur entrée sur le site, une petite somme d’argent. Est-ce une ébauche de ce revenu universel, idée reprise par certains secteurs de la gauche de la gauche mais dont l’origine est ultralibérale ? Débrouille-toi avec ça et ne demande plus rien à l’Etat qui de toute façon, au Kidzania, n’existe pas. Comme dit un des fondateurs de cette île aux enfants sans Casimir, qui a trop lu Paul Lafargue sur la paresse : « Notre monde est de toute façon un monde de marques ». Tout est dans le « de toute façon ». Et une animatrice de compléter en s’adressant aux enfants : « C’est la meilleure partie du travail, vous allez recevoir votre salaire. C’est super, de l’argent! », avec juste ce qu’il faut d’hystérie dans la voix. Il y a aussi une banque, évidemment et une université. Mais il en faudra, du dollar kidzanien pour faire des études. Oui, on ne va pas en plus rendre gratuite et obligatoire, l’école et la fac, on n’est pas chez ces cryptocommunistes de français.
Comme conclut d’ailleurs le journaliste, tout aussi exalté que les mômes, il s’agit de réaliser que « la vie n’est pas un jeu. » On
avait compris, la vie sera donc cette compétition morne sur fond de néons colorés et d’ambiance festive.
Alors on se prend à rêver, parce que justement la vie est un jeu, ou devrait l’être, un jeu avec tous les possibles de l’amour, de l’aventure, du hasard, que des enfants soudain devenus lucides décident d’en finir avec le mode de vie de Kidzania, se groupent en syndicats, aillent vivre dans des Zads , prennent le maquis, organisent un referendum pour sortir de cet enfer ou renversent les dirigeants de ce cauchemar climatisé.
Le problème, c’est qu’il n’y a pas de dirigeants à Kidzania, que le monstre n’a pas de tête. C’est ce que Debord appelait le spectaculaire diffus. Ce n’est pas la peine de faire un coup d’état contre les maîtres, puisque chacun est à la fois, en lui-même, le maître et l’esclave. Kidzania, ou la servitude volontaire avec des couettes et un appareil dentaire, car on ne commence jamais assez tôt une bonne carrière d’esclave.
*Photo : Cartel/REX Shutterstock/SIPA.REX40386005_000004.
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