Jean-Albert Beaudenon, musicien et journaliste spécialisé, nous invite à un voyage au cœur de la pop culture anglaise, au pays de Mary Quant, de Brian Jones, des Kinks, des Yardbirds et des Mods afin de respirer (à pleins poumons) le parfum enivrant du « Swinging London » des années 1964-1968.
Non, le centre du monde n’était pas la gare de Perpignan, contrairement aux prédictions hallucinées de Dalí. Ni de Cadaqués, non plus. Tout convergeait vers Londres. C’est de ce côté-ci du Channel qu’ont eu rendez-vous les personnalités les plus troubles et inspirantes des « Sixties ». Les jupes raccourcies, les groupes passablement énervés, la télévision prescriptrice de tendances, la jeunesse comme cible marchande enfin constituée, les excès en produits illicites et les révolutions sexuelles ont pris pied sur les îles britanniques, sous une pluie drue et un smog vaporeux, dans un environnement social rigoriste et des valeurs policées. La capitale anglaise a attiré à elle tout ce qui construira, par la suite, un imaginaire échevelé et un business solide.
Le feu n’est toujours pas éteint. L’incendie brûle encore sur les pickups et dans les boutiques, tous les créateurs soufflent sur les braises de ce magma fumant. La pop culture anglaise sur laquelle repose, soixante ans plus tard, un puissant marketing, une esthétique fondatrice et un son « barbare » sert de modèle culturel à toute la planète entière. Pour aller aux sources du mouvement, Jean-Albert Beaudenon se révèle être un guide érudit, curieux et surtout affranchi des sentiers mille fois battus. On ne compte plus le nombre d’ouvrages relatant les guerres intestines opposant Rolling Stones et Beatles, l’émergence des Who ou des Animals, l’héroïne comme funeste salut et la marijuana pour adoucir les heures de bureau. L’auteur, par une série de chroniques incarnées et riches en anecdotes, nous fournit un bréviaire sur cette période fantasmée. London Sixties qui paraît aux éditions Camion Blanc a pour nous autres lecteurs de 2024, esclaves du puritanisme woke et adeptes des génuflexions, l’odeur du souffre et d’une liberté désormais sous surveillance généralisée.
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London Sixties peut se lire comme un voyage au bout de la nuit (dans les clubs) ou un manuel de résistance à la standardisation des ondes. La force de Jean-Albert Beaudenon, c’est qu’il était sur place ! Il nous raconte l’Histoire en prise directe avec le réel. Il a posé ses valises à l’été 1965 pour apprendre la langue de Shakespeare et satisfaire sa curiosité musicale. Là-bas, il a découvert une nouvelle société bien avant le discours de Chaban-Delmas de 1969. Dès l’aérogare, il a senti le choc. « Pas très loin d’Oxford Circus, dans Oxford Street, se trouve un magasin de disques appelé HMV (His Master’s Voice en français, « la voix de son maître ») dont la taille est sidérante par rapport au petit disquaire de province où j’allais m’approvisionner. Son ampleur est tout simplement celle d’un supermarché comprenant trois étages, et il est équipé de cabines dans lesquelles on peut écouter tout ce que l’on désire » écrit-il, l’esprit encore tourneboulé. La bonne ville de Gien et son pont qui traverse la Loire d’où il est originaire n’offrent pas une telle profusion. Le divertissement est alors accordéonesque et folklorique dans nos campagnes. Tous les étudiants bachoteurs se rappellent que le Royaume-Uni nous était présenté dans les programmes de Sciences-Politiques comme « L’Homme malade de l’Europe » avant la grande schlague libérale et la purge financière.
London Calling !
Nous aurait-on menti ? Sous le ronron du Général et la catéchèse de Tante Yvonne, la France paraissait bien somnolente par rapport à cette succube Albion. Les Froggies devaient se contenter de SLC (« Salut les Copains ») et de tubes sommairement traduits de l’anglo-américain. Sur les écrans de cinéma, Le Corniaud triomphait avec la série des Gendarmes et des Fantômas. Jean Lanzi officiait à 20 Heures sur l’ORTF et Mireille ânonnait rosa la rose dans son petit conservatoire. Outre-Manche, l’ambiance était nettement plus survoltée et érotiquement électrique. Les noms Piccadilly Circus, Carnaby Street ou Soho alléchaient nos oreilles et ouvraient les vannes de l’émancipation. Les « Working Class » ne pédalaient pas sur d’agraires Vélosolex mais sur des Lambretta customisées, du côté de Brighton. Les Mods portaient alors des parkas militaires dites Fishtail M51 et des desert boots. Depuis Goldfinger, Sean Connery avait abandonné sa Sunbeam Alpine et sa Bentley (qui avait pourtant la préférence de Ian Fleming dans ses romans d’espionnage) pour une Aston Martin DB5. A dix-huit ans, Jane Birkin s’était mariée avec le compositeur John Barry dans une robe en crochet et elle roulait dans une Jaguar Type E blanche de circonstance. En 1966, l’Angleterre avait même remporté la Coupe du monde de football à domicile, à la 101ème minute contre l’Allemagne. Et le trophée Jules Rimet avait mystérieusement disparu, épisode rocambolesque qui trouva une issue heureuse grâce au flair du chien Pickles et de son propriétaire David Corbett.
Londres fut indubitablement l’épicentre de la pop culture. Le recueil de Beaudenon ravivera les souvenirs des « boomers » et instruira les plus jeunes générations sur cette parenthèse enchantée où des gamins de Londres, Liverpool, Newcastle et Manchester allaient créer un son nouveau si tentateur et ringardiser tous les autres genres musicaux. London Sixties se lit comme une galerie de portraits dessinés au fusain, d’un trait rapide et alerte, par un spécialiste qui a beaucoup étudié le sujet, interviewé certaines légendes et vécu dans sa chair les tremblements du rock. En outre, l’auteur est un musicien ce qui donne du poids et de l’écho à ses analyses. Il ne s’est jamais remis de ces fugaces apparitions d’une trentaine de minutes comme c’était la règle à l’époque où les futures stars du rock, largement inconnues du grand public, montaient sur une scène improvisée sans cordon de sécurité et attachées de presse chancelantes.
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Beaudenon a le sens de la punchline et sa ligne de basse est hypnotique. Il tente de définir la vérité d’un musicien par un angle à la fois technique et psychologique, nous plongeant ainsi dans « l’enfer » des concerts, des contrats, des relations internes forcément houleuses, des jalousies, des filles, des flips et de la dope. On entre ainsi dans l’intimité de chacun. « Les Kinks envoient un solo de guitare bien crade, une voix un peu traînante et le riff de « You Really Got Me » reconnaissable entre mille, malgré un petit air de déjà entendu », souligne-t-il. « Au dire des puristes, Keith (Moon) est incapable de tenir un tempo régulier, ce qui est vrai. En contrepartie c’est ce qui donne tant de dynamique aux morceaux du groupe, bien loin des enregistrements actuels ultra-aseptisés à cause d’une informatique omniprésente qui recale tout au millième de seconde », recadre-t-il avec bon sens. Il devient lyrique lorsqu’il s’enthousiasme pour le mal-aimé Terry Reid frappé par une série de déveines : « Parfait inconnu chez nous et guère plus dans son pays d’origine, la Grande-Bretagne » mais « une des voix les plus marquantes de ces cinquante dernières années aux côtés de Rod Stewart, Steve Marriott ou Joe Cocker ». La longue tournée de 1969 de Led Zeppelin nous est contée dans les backstages : « Quant à (Jimmy) Page, en plus de costumes extrêmement voyants, il soigne son apparence comme s’il allait à un défilé de mode, se mettant des bigoudis avant d’entrer en scène et brossant consciencieusement ses boucles pendant plus d’un quart d’heure », suscitant l’ironie de Peter Grant et Richard Cole.
My tailor is rich !
Beaudenon ne s’intéresse pas seulement à la musique, il élargit sa focale aux vêtements et à une certaine manière de vivre. Il réussit à capter l’esprit de cette nouvelle vague. Le phénomène des Mods est parfaitement relaté avec un souci de véracité. Il en profite au passage pour tacler les « minets » : « On a souvent fait le rapprochement avec la Bande du Drugstore, appelée également « blousons dorés ». Pourtant, aucun point commun ne semble ressortir du comparatif avec les Anglais, mis à part leur élégance. Ces jeunes des milieux aisés ne font preuve d’aucune imagination concernant les vêtements ; c’est pratiquement à leur uniforme qu’on les reconnaît, à savoir blazer croisé, pantalon à plis et mocassins ». Les Mods d’ascendance prolétarienne possédaient une fantaisie autrement plus remarquable dans la coupe de leurs costumes ou le choix des couleurs de leurs chemises. Déjà, une certaine excentricité coulait dans les veines de ces non-violents obnubilés par leur apparence.
Beaudenon consacre un chapitre entier à l’aventure folle de Mary Quant, celle qui allongea les jambes des femmes. A sa manière, elle initia le renouvellement permanent des modèles, méthode que les géants du prêt-porter ont aujourd’hui industrialisée. London Sixties fourmille de révélations, il nous emmène dans le secret des studios à la rencontre de formations d’élite. Puis, comment ne pas être atomisé par Anita Pallenberg, « muse » des Stones, âme damnée pour certains, caractère souverainement libre pour d’autres que Beaudenon approche à pas de loup. Alors, on monte le son et on ouvre son livre !
Jean-Albert Beaudenon, London Sixties. L’Essentiel de la pop culture anglaise, Éditions Camion Blanc, 2023, 376 pages.
London Sixties: L'essentiel de la pop culture anglaise
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