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Lola, t’en va pas !

Dire qu’elle était belle, est un euphémisme.


Lola, t’en va pas !
Anouk Aimée au 59e festival de Cannes, le 27 mai 2006. AP Photo/Laurent Emmanuel)

Femme du monde chez Fellini, entraîneuse chez Demy, script-girl chez Lelouch, l’actrice Anouk Aimée à la carrière internationale vient de s’éteindre à l’âge de 92 ans. Elle incarnait la grâce et la beauté renversante des mondes disparus.


La dernière fois que je l’ai vue, elle lisait sur scène des lettres avec Philippe Noiret au Théâtre de la Madeleine. Presque vingt ans déjà, et ce soir-là, ces deux monstres nous surplombaient d’une élégance peu commune. Nous étions émus et impressionnés. Ils existaient donc vraiment, ce n’étaient pas des créatures imaginaires. Les spectateurs avaient l’intime conviction que deux géants les visitaient et, que plus jamais, ils ne reverraient une telle féérie. Deux voix de cinéma, deux appels dans la nuit. Anouk, c’est un mirage des années 1950-1960, le contre-pouvoir fantasmatique aux starlettes carrossées comme des Estafettes, aucune courbe superflue sur sa silhouette d’ascète, aucune outrageante attitude, seulement un érotisme corseté, presque militaire, fortement explosif, d’une sécheresse qui inonda le cœur des solitaires à travers toute la planète.

Dire qu’elle était belle, est un euphémisme. Je la vois sur papier glacé, dans son économie de mots et de gestes, statuaire et ensorcelante. Parce qu’elle était mesurée, sur la retenue, à la limite de l’implosion, parfois même étrangère à la marche du monde et donc totalement inaccessible, nous la vénérions. Les Hommes modernes qui ne croient ni aux dieux, ni au progrès, ont quelques compensations dans leur athéisme, ils avaient Anouk rien que pour eux, dans les salles obscures. Tout peut s’effondrer, la démocratie et les idéaux, Anouk nous reliait à l’essence même du désir et de l’émoi, dans l’arrière-cour de nos sentiments inavoués. Comment s’approcher de l’une des dernières déesses du 7ème art sans l’importuner, sans la trahir, sans la revêtir d’une fausse fourrure, elle qui s’engagea pour la défense des animaux et de la nature ? Peut-être qu’il ne faudrait rien proclamer, ne rien dire, annoncer son décès simplement et se recueillir. Se soumettre encore une fois à sa distance. Ne pas s’aveugler d’extraits et d’exégètes sur les plateaux. Accepter notre tristesse et ne pas en faire commerce. Conserver pieusement son image comme un talisman précieux, la trace d’un monde où une jeune fille née Dreyfus qui avait échappé aux charriots de feu projeta son incandescence courtoise sur les murs d’Hollywood, de Rome ou de Paris.

Cette brune longiligne à l’intonation paresseuse et aristocratique nous plongeait dans la perplexité. Les autres, les girondes, les enflammées, les rocailleuses, les tempétueuses, on peut émettre un avis sur leur carrière, mais elle, avec cette réserve malaisante qui terrassait les durs à cuire, nous manquons de vocabulaire. Elle nous déroute, contredit nos schémas de pensée, dérègle notre masculinité farouche. Nous n’avons pas attendu certaines féministes pour se déconstruire, Anouk avait engagé notre reformatage, voilà soixante-dix ans ! Son jeu à l’os qui prenait le pouvoir sur les lumières et les outrances du spectacle, est toujours aussi actuel. Elle imposait aux réalisateurs son propre rythme, d’abord ce débit lent et ses silences, son décalage naturel s’insinuait dans le moindre interstice, en une réplique, une main se recoiffant, une cigarette à sa bouche, elle désarçonnait la mécanique huilée de ses partenaires. Comment donc la qualifier sans la réduire ? Chez elle, il y a un air de samba brésilienne derrière le masque de fille sage. Pour les cinéphiles, ce sont des pans entiers de la tapisserie qui se détachent aujourd’hui. Anouk en lunettes noires et robe de soirée, nus pieds, qui parle à Marcello par l’entremise d’une fontaine. Anouck était ce palais plein de mystères et cette autoroute de l’Ouest, un dimanche soir pluvieux, quand le train de Deauville est parti sans nous. Jean-Louis conduit sa Mustang, les enfants passent la semaine dans des pensions, on marche sur les planches et on mange des crevettes, on s’envoie des télégrammes et l’amour naît au hasard des rencontres. On a envie de l’entendre une dernière fois, si on appelait Montmartre 15 – 40 !

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Journaliste et écrivain. A paraître : "Et maintenant, voici venir un long hiver...", Éditions Héliopoles, 2022

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