Philippe Bilger replace le curseur de l’indécence sur les carences de l’Etat.
Face à des crimes atroces, on a le droit de formuler quelques observations dont le mérite, je l’espère, sera d’être déconnecté de la mauvaise foi partisane.
J’espère que l’indignation et la compassion face aux horreurs commises, au martyre de cette malheureuse petite victime de 12 ans et à la douleur de ses parents sont sincères et profondes chez tous. Qu’elles ne vont pas s’effacer, à peine ressenties.
J’espère que le président de la République qui a reçu les parents de Lola pour les assurer de « son soutien » et de « sa solidarité » – et il a bien fait en l’occurrence – saura ne plus s’impliquer seulement quand l’effervescence médiatique suscitée par l’ignoble le mobilisera mais en veillant à une sorte d’équité dans son écoute et ses rencontres de type régalien.
J’espère que dans les débats on échappera à la relation simpliste, globale, paresseuse et biaisée entre l’immigration, la délinquance et la criminalité. On n’a pas le droit de faire passer des tragédies singulières pour un phénomène de masse. Il y a des faits qui sont suffisamment odieux en eux-mêmes sans qu’on soit obligé de les amplifier artificiellement.
J’espère qu’après la mise en examen de cette Algérienne de 24 ans, qui dans les derniers temps aurait manifesté des signes de déséquilibre, on laissera l’instruction se dérouler aussi sereinement que possible. Et que surtout on ne poussera pas de hauts cris si, à la suite d’expertises, elle était déclarée irresponsable. Ce ne serait pas signifier qu’elle est innocente mais que lors de la commission des horreurs, elle n’était plus, au sens propre, en possession d’elle-même. Je ne me fais aucune illusion. Si jamais de telles conclusions s’imposaient – l’une des bases de l’état de droit -, je forme le voeu qu’au moins les controverses soient moindres, moins intenses, moins ignorantes que lors d’autres.
J’espère qu’on cessera d’apposer sur ces vrais crimes de fausses polémiques pour tenter non pas de diminuer leur horreur – c’est impossible – mais, avec des circuits de dérivation, de faire peser, au-delà de la mise en cause (présumée innocente), des responsabilités sur d’autres que le pouvoir lui-même. Pour Gérald Darmanin, en première ligne pour cette tentative de détournement, il y aurait « de l’indécence dans la récupération politique » de la part de l’extrême droite et de la droite (BFMTV) !
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Ce n’est pas parce que l’indécence est devenue un terme à la mode, comme « nauséabond » et « amalgame », qu’il convient de l’applaudir à tout coup. En général, c’est plutôt le signe d’une défaite de l’argumentation !
À bien y réfléchir, cette dénonciation par le ministre de l’Intérieur est absurde et je suis persuadé que le Darmanin d’avant Emmanuel Macron ne l’aurait pas validée.
Prise à la lettre, elle interdirait en effet aux oppositions – après la perpétration de crimes, l’indignation, la colère et la pitié suscitées par eux – de pointer des défaillances de l’Etat, l’inexécution des sanctions, le taux dérisoire d’obligations de quitter le territoire concrétisées, tout ce qui, de près ou de loin, si nous avions eu une politique régalienne ferme et efficace, aurait dû être accompli et donc aurait permis d’éviter le viol et le meurtre de Lola.
Nous ne sommes pas loin d’une configuration qui, face à des catastrophes et à des tragédies, contraindrait, par une prétendue décence, à laisser des responsables politiques dans une totale immunité et impunité ! Le malheur des autres les protégerait : inconcevable !
C’est un constat. Dahbia B, depuis août 2019, était en situation irrégulière dans notre pays mais y demeurait de sorte que le pire a pu être commis à cause d’elle mais aussi grâce à ce maintien. C’est tellement vrai que si nous avions une démocratie et une classe politique lucides et responsables, tous les députés, sans exception, auraient dû s’accorder sur le scandale de décisions capitales d’éloignement si médiocrement effectives. Cette faillite relevant d’une autorité de l’Etat, infirme, devrait par son caractère objectif susciter une réaction unanime de contestation et d’opprobre.
Sauf si on considère – ce que je suppute – que gauche et extrême gauche se retrouvent naturellement accordées avec le pouvoir pour préférer dénoncer, par une idéologie se trompant de cible, ceux qui mettent en cause la responsabilité de celui-ci plutôt que les incuries éclatantes de la politique régalienne en cours depuis 2017 et, malgré quelques apparences contraires, en continuation depuis 2022.
L’indécence n’est donc pas de relever que des crimes étaient évitables si nous avions eu un Etat digne de ce nom mais dans les terrifiantes carences de ce dernier. L’indécence se trouve en amont des crimes, pas en aval.
On pleure Lola mais notre émotion ne vaut pas quitus pour le pouvoir. Il ne parviendra pas à nous donner mauvaise conscience : qu’il s’incrimine d’abord lui-même. La jeune Algérienne criminelle maintenue en France, c’est lui et personne d’autre.
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