La politique sociale du gouvernement est si complexe à décrypter que l’on suspecte un agenda caché. L’explication est peut-être beaucoup plus simple: pris de court par sa victoire, Emmanuel Macron improvise…
Première hypothèse, le gouvernement a une stratégie et une tactique. Il sait où il va et il sait comment y aller. Il va faire bouger les lignes d’un front social figé depuis trop longtemps, par un enchaînement d’offensives rapides sur des points clés.
D’abord, basculer une partie des cotisations sociales, supportées par les seuls salariés, sur la contribution sociale généralisée (CSG), que payent également les retraités et les fonctionnaires. Dans un même mouvement, le coût du travail baisse pour les employeurs et les employés retrouvent du pouvoir d’achat. Pourquoi ne pas y avoir pensé avant ?
Ensuite, débarrasser les entreprises de l’épée de Damoclès des prud’hommes. Certaines condamnations pour licenciement abusif sont si lourdes qu’elles précipitent des PME au dépôt de bilan. On plafonne donc les indemnités.
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Mais ce n’est que le début. Il faut maintenant supprimer des lourdeurs inutiles dans le droit du travail, en laissant la possibilité aux branches et aux entreprises de négocier au plus près du terrain. Le code sanctuarisera l’essentiel, comme les rémunérations et le temps de travail. En parallèle, on poursuit le mouvement de refonte des branches professionnelles, beaucoup trop nombreuses. Il y en a environ 700, mais 400 d’entre elles couvrent moins de 5 000 salariés. Elles sont trop petites pour assurer un service minimum. L’objectif, fixé par la loi El Khomri, est de parvenir à 200 branches rapidement et à 100 branches à terme.
Une entreprise est vraiment dans une situation particulière ? Elle pourra déroger aux accords de branche sur certains points. La direction et les salariés négocieront entre eux. Problème, avec 5 % seulement de syndiqués dans le privé en France, triste record pour un pays développé, il n’y a souvent personne pour négocier ! C’est prévu. Il est temps que les syndicats quittent les bureaux et renouent avec le terrain. Comme ils ne sortiront pas volontairement de leur zone de confort, le gouvernement prévoit de retirer aux partenaires sociaux la gestion de l’assurance-chômage. On nationalise l’Unédic. On va également fusionner les instances représentatives du personnel (comité d’entreprise, CHSCT, délégué du personnel… c’est illisible) et se pencher sérieusement sur la gabegie de la formation professionnelle. Très coûteuse, elle est suspectée depuis longtemps de servir de pompe à finances aux syndicats. Dans ce registre, du reste, les dossiers sensibles ne manquent pas. Si les confédérations renâclaient à embrasser le grand mouvement macronien, quelques investigations judicieusement orientées de la brigade financière pourraient les ramener à la raison. Ce n’est pas dit officiellement, bien entendu, mais c’est suggéré par voie de presse. Voilà pour le bâton. Maintenant, la carotte. La loi d’habilitation qui autorise le gouvernement à légiférer par ordonnance prévoit que les branches pourraient décider de mesures visant à organiser dans leur périmètre le financement du dialogue social. C’est flou, mais les initiés comprennent. Il s’agirait de mettre en place une cotisation obligatoire, d’un faible montant, que les entreprises payeraient et que les partenaires sociaux se partageraient.
N’oublions pas la SNCF, premier employeur de grévistes en Europe, avec un préavis tous les trois jours en moyenne[tooltips content=’La liste complète, hors débrayage sauvage, est disponible sur www.cestlagreve.fr.’]1[/tooltips]. Le gouvernement s’occupera d’elle au premier semestre 2018 – autant dire demain – avec une « loi des mobilités » qui traitera de concurrence ferroviaire et de statut des cheminots. En parallèle, car tout se tient, le gouvernement va fusionner le Régime social des indépendants (RSI) avec le régime général de Sécurité sociale et mettre fin aux régimes spéciaux de retraite, pierre d’achoppement de nombreuses réformes. Le tout sous la houlette d’Emmanuel Macron, 39 ans, nouveau Napoléon. Pas celui d’Austerlitz et du massacre de Jaffa, mais celui du Code civil et de la rationalisation de la carte administrative française.
Qui épousera le perroquet ?
Le gouvernement n’a jamais revendiqué ce schéma d’ensemble, mais c’est à peu près celui que lui prêtent les commentateurs, sur la base des déclarations du président et de ses ministres. En réalité, depuis les législatives, ces déclarations ont souvent été contradictoires, peut-être parce que le plan de marche n’existe pas vraiment. Ce n’est pas Bonaparte qui commande, mais Don Salluste, financier comme Emmanuel Macron et adepte des mouvements improvisés. « Nous conspirons, le roi répudie la reine, la vieille épouse le perroquet, César devient roi, je l’épouse et me voilà reine.[tooltips content=’Sorti en 1971, La Folie des grandeurs, où Louis de Funès joue le rôle de Don Salluste, ministre des Finances du roi d’Espagne, avait triomphé dans les salles, avec 5,5 millions de spectateurs, soit plus d’un Français sur dix à l’époque.’]2[/tooltips] »
Plusieurs éléments laissent songeur, à commencer par le choix du ministre du Travail. Muriel Pénicaud a un parcours remarquable. Aujourd’hui âgée de 52 ans, elle a été membre du cabinet de Martine Aubry aux Affaires sociales, de 1991 à 1993. Elle est ensuite passée dans le privé, comme directrice des ressources humaines de Dassault Systèmes (2002-2008), puis de Danone (2008-2013). Christian Larose, ancien patron de la Fédération textile habillement cuir de la CGT, a cosigné avec elle un rapport sur le bien-être au travail en 2010. Il est élogieux à son sujet : « Elle est bosseuse, ouverte, capable de changer d’avis, ce qui n’est pas si fréquent, mais elle est pugnace. Je suis certain qu’elle tiendra tête à Emmanuel Macron comme au Premier ministre si elle estime qu’il le faut. » Est-elle, pour autant, la ministre idoine à l’heure de mener des réformes différées depuis des décennies ? « Rien ne l’y a préparée, tranche un ancien dirigeant de Danone. Je la connais très bien. Elle est intelligente, sympathique, mais elle n’a pas d’expérience des conflits ». Réputé pour son paternalisme, le groupe Danone a connu douze années consécutives sans plan social (2001-2013) ! Quant à l’éditeur de logiciels Dassault Systèmes (14 000 salariés), sur les vingt dernières années, il semble bien n’avoir connu aucun jour de grève. L’Usine nouvelle le citait en décembre 2012 parmi les cinq groupes français les plus généreux avec leurs salariés.
Alors, pourquoi Muriel Pénicaud ? « Peut-être parce que la composition du gouvernement était trop compliquée, conjecture l’ex-patron d’une grande entreprise d’État. Il fallait des hommes, des femmes, des Blancs, des Noirs, des jeunes, des vieux, des macronistes, des PS, des LR, des Modem… Toutes ces contraintes réduisent les choix, mécaniquement. La victoire d’En Marche ! est une énorme surprise, y compris pour Emmanuel Macron. Ils ont manqué de temps. » L’enquête en cours sur l’organisation de la French Tech Night, le 7 janvier 2016 à Las Vegas, étaye cette explication simple[tooltips content=’Emmanuel Macron était alors ministre des Finances. Son cabinet a mis à contribution l’organisme de soutien aux entreprises Business France, dirigé par Muriel Pénicaud, pour lui organiser une soirée à 290 000 euros avec 500 entrepreneurs. Business France, dans l’urgence, a fait appel à Havas sans appel d’offres. Le parquet de Paris a ouvert une instruction pour favoritisme le 7 juillet 2017.’]3[/tooltips]. Pourquoi avoir nommé au gouvernement l’ancienne patronne de Business France, directement impliquée dans l’affaire ? Peut-être faute d’autre solution immédiatement disponible.
Personne ne l’a fait… parce que c’est infaisable
Pourquoi, ensuite, agiter le chiffon rouge avec le plafonnement des indemnités aux prud’hommes, déjà censuré par le Conseil constitutionnel en 2015 ? L’idée qu’elles tueraient souvent des entreprises ne résiste pas aux chiffres. Dans une étude non rendue publique, la chancellerie a dépouillé 401 arrêts rendus en octobre 2014. Les indemnités pour licenciement « sans cause réelle et sérieuse » atteignaient 24 000 euros, mais 11 000 euros seulement pour les entreprises de moins de dix salariés. Il y a aussi des patrons, parmi les juges consulaires. Les cas médiatisés d’entreprises tuées par les prud’hommes sont les exceptions, non la règle.
Autre élément troublant, le gouvernement avance des propositions qui posent juridiquement problème. C’est le cas, en particulier, de la baisse des charges salariales compensée par une hausse de la CSG. Dès que l’idée a été émise, des juristes ont rappelé une évidence. Si cette mesure en apparence frappée au coin du bon sens n’a jamais été adoptée, c’est parce qu’elle est contraire à la Constitution. Le Conseil constitutionnel l’a exposé clairement dans les commentaires d’une décision datée du 6 août 2014 : les cotisations sociales ne sont pas des impôts, on ne peut pas substituer les uns aux autres. Il peut y avoir un revirement de jurisprudence. Ou pas. Les députés LR ou de la France insoumise préparent sans doute déjà leur saisine du Conseil constitutionnel.
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La refonte des branches professionnelles, quant à elle, ne pose pas de difficulté juridique, mais un énorme problème pratique. Ces branches pléthoriques reflètent mal les réalités économiques, incontestablement. Il faudrait les toiletter sérieusement, avant de leur confier plus de pouvoir. Mais par où commencer ? Les appareils syndicaux français sont largement calqués sur elles. On ne pourra pas y toucher sans bouleverser des équilibres délicats. À la CGT, par exemple, le nettoyage et la propreté (480 000 salariés) relèvent des ports et docks ! C’est absurde, mais c’est ainsi. Les dockers, dont les effectifs ont fondu au fil de l’automatisation, ont préempté ce secteur en croissance pour sauver leur influence. Qui le leur fera lâcher ? Philippe Martinez, patron de la confédération, peut discuter aussi longtemps qu’il veut avec le gouvernement, il a très peu de prise sur la CGT des dockers – et il n’est responsable en rien de leurs éventuelles malversations ! Au-delà des inimitiés personnelles et de ses maladresses, Thierry Lepaon a été éjecté de son poste de secrétaire général de la CGT (mars 2013- janvier 2015) pour avoir tenté de chambouler le baroque édifice confédéral. Philippe Martinez ne commettra pas la même erreur.
En définitive, le gouvernement Macron risque de se heurter au même écueil que ses prédécesseurs. Muriel Pénicaud discute avec Philippe Martinez, Jean-Claude Mailly (FO), Philippe Louis (CFTC), François Hommeril (CFE-CGC), Laurent Berger (CFDT) ou leurs émissaires. Les relations sont bonnes avec FO, excellentes avec la CFDT. Jusqu’en janvier 2017, Laurent Berger et Emmanuel Macron avaient la même plume, Marie Poissonnier. La jeune secrétaire confédérale écrivait des discours pour les deux hommes ! Toutefois, à supposer que le gouvernement s’entende avec les apparatchiks syndicaux, rien ne garantit que ceux-ci seront suivis par leurs troupes. En 2003, François Chérèque a signé la réforme des retraites proposée par François Fillon. La section SNCF de la CFDT s’est désaffiliée, l’union régionale d’Auvergne s’est autodissoute, l’union départementale de Haute-Loire est passée à la CGT avec armes et bagages. Au moins 30 000 militants sont partis.
Des partenaires sociaux coupés des réalités
Des négociations réussies ne sont pas incompatibles avec une année de conflits sociaux non-stop. Les confédérations sont coupées du terrain. Toutes centrales confondues, les cotisations représentent 4 % de l’argent syndical. Le reste provient des subventions. Le syndicalisme s’appuie essentiellement sur la fonction publique, les multinationales et le ministère. « C’est un système bien rodé, expose l’économiste Pierre Cahuc. Des syndicalistes issus de grandes entreprises négocient avec des patrons de grandes entreprises des accords de branche fort détaillés, que la Direction générale du travail étend dans 95 % des cas par arrêté. Ces accords, qui fixent des conditions de travail coûteuses, protègent les emplois dans les grandes entreprises, mais ils brident la croissance des nouveaux venus. » Les élus de la France insoumise ne ménagent pas leurs efforts pour défendre un « modèle social » dont les poids lourds du Medef s’accommodent finalement plutôt bien ! Quant au courageux anonyme qui a menacé de mort en juillet Brigitte Bourguignon, présidente LREM de la commission des affaires sociales de l’Assemblée, il est vraiment permis de se demander ce qu’il a compris des débats en cours.
Selon Pierre Cahuc, le gouvernement, pour sa part, a saisi l’enjeu. La loi d’habilitation (art. 4) stipule que les ordonnances pourront préciser « les conditions dans lesquelles les organisations d’employeurs peuvent faire valoir leur opposition à une extension ». Il deviendrait possible d’y déroger, en fonction de l’effectif ou du secteur territorial. Le hic, c’est que Muriel Pénicaud a fait plusieurs annonces allant dans le sens contraire en juillet. Elle a évoqué une extension du pouvoir des branches à l’égalité hommes-femmes, aux règles des CDD, aux minimas conventionnels, au financement du paritarisme, etc. « Sur la durée, poursuit Pierre Cahuc, la tendance est à l’élargissement lent mais régulier du pouvoir des branches professionnelles, jusqu’à un point devenu excessif. Certaines conventions prévoient qui a le droit ou non de voyager en première dans le cadre des déplacements professionnels. Il faut vraiment espérer que, cette fois, ce ne sera pas une réforme pour rien. » Réponse dès cet automne.