La journée d’action du 14 juin contre la loi El Khomri s’inscrit dans un contexte particulier : malgré les blocages, près de la moitié des Français soutient ou « comprend » le mouvement social.
Cette opinion mérite réflexion, car elle reflète un délire collectif gravissime, qui démontre que notre pays risque de s’enfoncer plus encore dans sa crise identitaire et une dépression uniques au monde. On sait en effet qu’aucune population n’est aussi pessimiste que la nôtre. Nous sommes persuadés, davantage que les Irakiens ou les Afghans, que nos enfants vivront plus mal que nous. On a beau répéter que la France reste la 6ème puissance économique de la planète, l’espoir est ici plus faible que partout ailleurs.
Ce paradoxe a pour origine une vérité psychologique que personne n’ose énoncer clairement : les hommes n’ont pas besoin, essentiellement, de confort matériel. C’est une notion indéfinissable et relative. On peut être heureux avec peu. Les hommes ont besoin de se projeter dans l’avenir de façon positive, quelles que soient leurs préoccupations du moment – affectives, financières, intellectuelles, professionnelles… C’est sur ce point précis que les Français sont champions de l’échec. Pourquoi ? Parce qu’ils sont victimes d’une immense névrose nationale et se mentent à eux-mêmes, davantage que les autres peuples de la Terre.
Le leitmotiv de la CGT, mais au-delà de tous les pourfendeurs du « néolibéralisme », est le suivant : nous assistons à la dérégulation du travail, la fin de l’Etat protecteur et le retour au « laisser faire » capitaliste qui avait cours avant les conquêtes sociales des XXème et XXIème siècles, concrétisées en particulier entre 1944 et 1946.
La vérité est exactement inverse : près de 60 % du produit intérieur brut est consacré aux dépenses publiques, beaucoup plus que pendant les Trente Glorieuses gaulliennes, référence avouée ou inavouée de la gauche, du FN et de la droite souverainiste, tous allergiques aux changements induits par la mondialisation, les plus « progressistes » – la gauche de la gauche et certains syndicats, CGT en tête – étant au fond les plus réactionnaires. Cet étatisation à outrance a été abandonnée quasiment partout, sauf dans l’Hexagone (et au Vénézuela !). Nous résidons dans le seul pays développé dont l’économie est à ce point socialisée.
L’empilement kafkaïen des lois et de la jurisprudence, associé à une justice au budget misérable, et la bureaucratisation sont tels que la France n’est pas seulement en voie de paupérisation. Elle est surtout en voie de soviétisation. C’est ici que se situent le blocage et l’absence de perspectives pour la nation dans sa globalité comme pour des millions d’individus.
S’agissant de la loi travail en particulier, le gouvernement a souhaité plus de simplification et de flexibilité, avant de vider le texte d’une précieuse partie de sa substance. Pourquoi donc la moitié des Français craignent-ils sa promulgation ? Parce que leur obsession névrotique du passé masque l’essentiel : contrairement à ce qui est martelé par le leader de la CGT Philippe Martinez ou les frondeurs du PS, les 3 400 pages du code du travail ne protègent pas ou peu. La réglementation est si complexe que personne ne la maîtrise : ni les patrons, ni les employés, ni les juges prud’homaux, pas même les professeurs de droit… ne connaissent la loi, puisqu’elle est inconnaissable ! Par ailleurs, elle est inapplicable dans des secteurs en expansion constante, où le salariat vole en éclats, sous peine d’étranglement financier des PME concernées. C’est un encouragement à la fraude et à la loterie.
Après une rupture abusive, les jugements sont rendus quasiment au hasard et le marché de l’emploi est soumis à des contraintes de moins en moins réalistes. Du coup, on assiste au développement rapide de l’insécurité et de l’immoralité, au détriment de tous.
La loi de la jungle dénoncée par les contestataires de ce 14 juin est le résultat d’une étatisation devenue folle. Entre-temps, tout assouplissement de ladite étatisation, comme le fameux article 2 du texte gouvernemental, crée une panique insensée. Des éditorialistes de plus de 50 ans, juchés depuis des lustres sur leur CDI suranné et déconnectés de l’économie, nous expliquent que le mal, ce n’est pas la socialisation à outrance mais la « libéralisation » de la France.
Au cœur de ce mensonge qui inverse radicalement la problématique et, partant, fait reculer le sens commun et la faculté d’adaptation du pays : une addiction à la dépense publique ici encore unique sur la planète. Cette tradition, qui s’est emballée continuellement depuis les années Mitterrand, entrave dans des proportions inouïes la fluidité des échanges que nécessite la mondialisation, processus inéluctable et positif (malgré les inégalités inadmissibles mais temporaires qu’il engendre), puisqu’il a déjà permis à un milliard d’êtres humains de sortir de la famine ou de la misère en quelques courtes décennies. Une avancée spectaculaire inédite dans l’histoire de l’humanité.
Mais rompre avec les réflexes colbertistes et gaulliens représenterait, pour trop de Français, une remise en cause invivable de leur identité. C’est pourquoi ils s’accrochent à des haines si aberrantes, à commencer par celle de la liberté économique, de la globalisation – autrement dit du progrès – et surtout de l’« argent », vieille antienne à la fois catholique et marxiste qui imprègne un inconscient collectif malade, que la solution semble introuvable.
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