C’est sans doute très injuste de débuter cette critique de cette manière mais commençons par le titre et, puisque l’actualité nous y invite, comparons-le à celui d’autres films présentés à Cannes. Lorsqu’on apprend que le prochain film d’Apichatpong Weerasethakul s’intitule Cemetery of splendour, quelque chose accroche d’emblée et on hume déjà un parfum de poésie, une invitation au voyage. Face à ce titre laissant supposer (peut-être à tort, d’ailleurs), un véritable appel d’air, La loi du marché chausse immédiatement les gros sabots du pragmatisme et d’une certaine routine sociologique. Pire encore, le spectateur voit déjà arriver avec ce titre une œuvre programmatique qui s’emploiera à illustrer de manière prosaïque ce que peut-être la (dure) loi du marché (aujourd’hui).
Pourtant, je dois avouer que j’ai trouvé la scène qui ouvre le film très bonne. Vincent Lindon (Thierry) est face à un conseiller ANPE et ils constatent tous les deux que le stage qu’il a effectué était totalement vain. Le film semble alors plutôt bien documenté et il est surtout porté par l’énergie rageuse de Vincent Lindon. Plutôt que de se livrer à un traditionnel champ/contrechamp, Brizé se focalise sur son acteur et sa colère. On songe au passage de Pater de Cavalier où Lindon évoquait ses problèmes de copropriété et d’ascenseur dans cette manière de s’attarder sur les flots libérateurs de la parole. Parfois, la caméra fait mine de pivoter un peu sur le conseiller mais elle revient rapidement sur l’homme au chômage et ce parti-pris de mise en scène n’agace pas encore.
Si j’insiste sur le « pas encore », c’est que dès la deuxième scène, tout l’édifice s’effondre en grandes pompes. Parce qu’en plus d’être privé d’emploi, Thierry a un grand fils handicapé. Le cinéaste nous inflige alors une scène de repas familial assez gênante, non pas tant à cause de ce handicap mais parce qu’on sent dès lors que les personnages n’existeront pas comme tel mais comme « types » (symptomatiquement, presque personne n’a de nom et de prénom. Au générique, les protagonistes sont désignés par leur « fonction » : femme de Thierry, conseiller ANPE, caissière…).
Très scolairement, Stéphane Brizé va se contenter d’accumuler des scènes « signifiantes », filmées toujours de la même manière (plans-séquences, caméra portée à l’épaule…) qui n’existent que pour illustrer les conséquences dramatiques de la « loi du marché ».
Le film relève moins du cinéma que d’un reportage télé où chaque scène doit faire figure de « cas pratique » : Thierry à l’ANPE, Thierry et les syndicalistes, Thierry à la banque, Thierry passe un entretien d’embauche sur Skype, Thierry et sa femme tentent de vendre leur mobil-home, etc. Même les quelques scènes qui pourraient échapper à ce déterminisme social et à cet engrenage de la misère (la scène où Thierry et son épouse prennent des cours de rock) semblent avoir été insérées avec une volonté « signifiante » (montrer que la vie continue malgré tout).
Bref, La loi du marché est l’exemple typique de ce cinéma sociologique à la française englué dans son déterminisme et le naturalisme le plus étriqué. Personne ne remet en cause la sincérité de Stéphane Brizé mais rien n’est incarné dans son film qui se révèle n’être qu’une succession de vignettes illustratives sur des « problèmes de société » (un peu comme Polisse de Maïwenn – en moins racoleur- ou Bande de filles de Sciamma – en moins léché-).
Cela tient peut-être aussi à une mise en scène que je trouve particulièrement hideuse. Si le parti-pris du plan-séquence et de la caméra baladeuse pouvait interpeller dans la première scène, il devient systématique et plombe complètement le film. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne suffit pas de s’inscrire dans une certaine « réalité sociale » et de tenir la caméra à l’épaule pour égaler les frères Dardenne. Sans être un fan absolu de leur cinéma, on ne peut nier qu’il y a dans Rosetta ou Le silence de Lorna une véritable chorégraphie dans les arabesques que dessine la caméra et que la mise en scène n’a rien d’improvisé. Brizé, lui, utilise constamment des longues focales qui noient la profondeur de champ dans le flou. Et les mouvements de caméra semblent totalement arbitraires, de sorte que le point n’est pas toujours fait (à ce titre, la scène de la formation des chômeurs à l’ANPE est atrocement filmée). Le comble est atteint lors d’une scène dans un bureau de la grande surface où Thierry a réussi à se faire embaucher et où les voleurs sont interpellés par la direction (y compris les caissières qui se servent en « bons de réduction » ou en « points fidélité »!). Comme toujours, la caméra navigue maladroitement en plan-séquence entre trois personnages mais elle perd la netteté et l’on sent que l’opérateur ne parvient pas à la retrouver. Du coup, le cinéaste coupe et provoque un très disgracieux « jump cut » en enchaînant avec le même angle de caméra.
Tout est à l’avenant : la photographie est terne et laide, l’environnement dans lequel évolue les personnages n’existe quasiment pas et le dispositif de la mise en scène est aussi raide qu’artificiel. Seul Vincent Lindon, présence minérale tout en colères rentrées, est impérial et donne un peu de corps à ce personnage beaucoup trop « théorique » pour pouvoir toucher.
Puisque j’ai débuté de manière totalement injuste, terminons de la même façon. Hier soir, j’ai découvert Comment ça va de Jean-Luc Godard, essai tournant autour de la question de l’information et du rapport texte/image. Certes, ce n’est pas un grand film du cinéaste et on peut même le trouver un peu aride, campé qu’il est sur une approche strictement théorique du cinéma. N’empêche que Godard parvient néanmoins à donner du sens à ses images en les confrontant, en jouant sur les rapprochements audacieux et les contrastes. Il parvient à décoller du « réel » pour y poser un véritable point de vue de cinéaste. Or Brizé fait exactement ce que Godard reproche aux journalistes dans ce film : il ne voit pas. La loi du marché, ce sont d’abord des mots de journalistes sur des maux contemporains et des idées pré-requises qui, au fond, pourraient se passer d’images (chaque séquence pourrait-être un article de quotidien : « la difficulté pour les chômeurs d’obtenir un prêt », « l’univers impitoyable du monde du travail », etc.)
Ce qui manque cruellement à La loi du marché, c’est un point de vue qui pourrait transfigurer le Réel et nous donner à voir autrement le monde. Nous n’aurons ici qu’une succession de vignettes qui convaincra les déjà convaincus (les lecteurs de Télérama et du Monde diplomatique) sans offrir la moindre perspective en dépit un dernier plan assez réussi aussi.
La loi du marché, en salles depuis le 19 mai.
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