Emmanuel Macron nous l’a promis : la progressive entrée dans les mœurs du travail dominical sera l’une des amorces de notre renouveau économique. Peu à peu, en apprenant à faire du dimanche un jour comme les autres, les Français consentiront à devenir enfin des citoyens 2.0, partenaires actifs au règne sans partage de la grande foison marchande. Par-delà les clichés que semblent véhiculer de tels propos, il y a une réalité anthropologique que ne parviennent plus à masquer nos dirigeants, de gauche comme de droite.
Contre toute attente, notre société, si complexe par ailleurs, ne semble tenir qu’à un maigre fil, celui de la croissance perpétuelle. Par croissance, il faut entendre la constante augmentation de biens et de services produits, dont témoigne le très fameux PIB. Pour garantir et pérenniser la croissance, il faut que la population active aille au charbon. Hommes, femmes, jeunes ou moins jeunes, autochtones et travailleurs immigrés, tous y participent à leur mesure. Chacun produit, dans son domaine propre, en vue d’ajouter à l’immense masse des choses susceptibles de provoquer des mouvements d’argent. Ce rôle de producteur a toujours été un élément important dans l’histoire des peuples non reclus sur eux-mêmes. À notre époque, il est devenu obsessionnel. À telle enseigne que les énormes contingents d’inactifs (économiquement parlant), et pas seulement les chômeurs (retraités, parents au foyer, mineurs, étudiants, marginaux, prisonniers, voire malades ou simples oisifs), pourraient nous poser énormément de problèmes, freiner le pays dans ses élans productifs.
Heureusement, avec l’entrée des masses sur la scène politique, la priorité accordée à la défense des droits et à la passion démocratique du confort, nécessaires à l’avènement de la société de consommation, auguraient le mouvement marchand perpétuel. Ainsi l’étau politique allait-il se desserrer lentement au profit de la « gouvernance », simple gestion de l’offre et de la demande. Qui dit offre dit production, qui dit demande dit consommation. Or consommer, c’est déjà produire. En mettant en valeur mon besoin de consommer, j’enjoins certains de travailler pour moi, moyennant rétribution. Et en entretenant le réflexe consumériste par l’omniprésence de la publicité, le PIB reste à flot. Ce que nous appelons « loisir » n’est pas vraiment ce que les Grecs appelaient tel. Il s’agissait pour eux de se libérer des contraintes économiques pour se consacrer à des activités plus nobles à leurs yeux ; pour nous, il s’agit essentiellement de cesser de produire pour s’adonner à la consommation, quelle qu’elle soit.
Dans cette perspective, le travail dominical devait logiquement advenir, tôt ou tard. Il eût été illusoire de croire qu’un jour de la semaine pourrait demeurer éternellement soustrait à la corvée de croissance. Celles et ceux qui espéraient préserver un loisir commun, vierge de tout désir de mieux « gagner sa vie » ou de la dépenser continuellement, en sont pour leurs frais. Notre avant-garde politique les a enfin et officiellement dégrisés. Bien entendu, dans leurs propos, la crise économique commande une telle mesure. Le grand maelström qui agite le monde contraint la France à être toujours plus compétitive. Et puis qui peut légitimement s’opposer à la volonté de certains individus de travailler plus pour gagner plus ? Prétextant que, de toute façon, une nation ne peut vivre d’amour et d’eau fraîche un jour par semaine, et qu’il a donc fallu de tous temps des volontaires pour travailler le dimanche, un appel est lancé pour faire de l’exception la règle. Non seulement en conviant quelques-uns à enfiler ce jour-là l’habit du producteur, mais en invitant la masse à la consommation débridée. « Ça permet de faire les courses qu’on n’a pas le temps de faire en semaine » diront certains, « ça se fait déjà ailleurs et il faut que la France rattrape son retard » asséneront d’autres. Une majorité de Français verra forcément d’un bon œil ce qu’on leur vend comme un droit, une liberté, un confort supplémentaire.
Il faut s’être rendu un samedi dans l’un des temples de la consommation en région parisienne pour comprendre que ce que l’on cherche à égaler, ce sont les grands malls des Émirats. Nous apprenions l’an dernier que l’un d’entre eux accueillait chaque année à lui seul autant de visiteurs (estampillés « touristes ») que Times Square, Disney World et la Tour Eiffel réunis. Nous savons aussi que ces parcs d’attraction pour adultes consentants fleurissent en quinconce dans nos campagnes, là où le bruit des caisses enregistreuses n’est pas encore audible aux culs-terreux démunis et privés de lieux dédiés. Le projet est simple : aménager le temps de chacun en une succession d’actes marchands et l’espace de tous en un réseau d’échanges éphémères, aux seules fins d’assouvir la voracité de la croissance.
L’objection est permise, mais elle doit endosser les étiquetages périmés ou lunaires, et c’est rarement de la dentelle : dans le contempteur de la croissance se niche fatalement le « décroissant », et dans ce dernier conspirent le pisse-froid, le peine-à-jour, le rabat-joie et leur mentor le réac. Quant aux opposants d’extrême gauche, ces doux rêveurs qui ramènent tout à des considérations économiques tout en fustigeant le fétichisme de la marchandise, ils cachent difficilement que leur allergie au travail du dimanche s’accompagne d’un plébiscite pour un égal droit à la consommation prolétarienne. En d’autres termes, leur conception du « loisir » n’est pas non plus celle des Grecs, et ils alimentent à leur manière la suprématie de l’homo mercator.
Un regard venu d’ailleurs et nullement impliqué dans la fatalité marchande serait le bienvenu. Peut-être rirait-il de notre condition moderne sans même nous envier les futilités que nous nous employons à rendre nécessaires, par conformisme pour l’essentiel. Peut-être nous verrait-il comme des hamsters dans leur roue, chacun contribuant par son action motrice à promouvoir la sainte croissance, tantôt par le travail, tantôt par la consommation. Dans un tube, un niveau de liquide figurerait le PIB instantané, tandis qu’en regard seraient indiqués les PIB concurrents. De temps en temps, un hamster descendrait de sa roue et se demanderait « mais où va-t-on au juste ? », et les autres de lui répondre « tais-toi et tourne ! Si tu peux t’offrir une petite pause critique, sache que, dans le même temps, d’autres continuent de tourner et te permettent de le faire ». Autrement dit, une telle société laisserait à penser que toute réflexion est devenue plus qu’un luxe, un manque à gagner.
Et lorsque l’élan dominical aura donné tout ce qu’il pouvait, que feront nos experts ? Ils inventeront un huitième jour.
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