La mobilisation contre la « loi Travail » continue, comme on a pu le voir avec les manifestations du jeudi 24 mars. Le seul objectif de cette mobilisation doit être le retrait total de cette loi et non des « amendements » qui ne changent en rien l’économie du texte. Les derniers chiffres des « demandeurs d’emploi », qui montrent une hausse importante, témoignent de ce que tout affaiblissement du droit du travail, qu’il soit le fait de gouvernements de « gôôôche » comme l’actuel, ou de futurs gouvernements de droite (et il faut enregistrer les déclarations d’un Alain Juppé ou d’un Hervé Mariton sur ce point), ne peut que conduire à une catastrophe sociale en France. Les entreprises, quand elles sont interrogées par l’INSEE, répondent que c’est un problème de demande et non d’offre qui les amène à réduire l’emploi[1. Voir : http://www.insee.fr/fr/themes/inforapide.asp?id=12.]. Il faut mesurer ici tous les effets négatifs des politiques qui se disent « libérales », et qui ne sont, dans les faits, que la traduction en français de mesures réclamées par Bruxelles et l’Union européenne [2. Voir : http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?type=TA&reference=P7-TA-2011-0421&language=FR&ring=A7-2011-0178]. Cette mobilisation appelle cependant trois importantes précisions.
Le « travail » n’est pas une marchandise (mais la « force de travail » est bien l’objet d’un « marché »)
Cette loi postule que le « travail » serait un « service » comme un autre, que des personnes « offriraient » (les futurs salariés) tandis que d’autres (les entreprises) demanderaient ce même service. Ce discours, qui est le discours non seulement dominant dans les médias, mais aussi dans une partie du monde « universitaire », repose sur plusieurs contresens. Le premier est que les « salariés » n’offrent pas leur « travail » mais la disposition de leur force de travail (force physique ou mentale, et aujourd’hui souvent les deux). Il n’y a pas de « vente » du travail mais la location par le salarié de sa force de travail pour un temps donné. Et c’est pourquoi la question du « temps de travail » est centrale dans cette « location ». Il n’y aurait « vente » du travail que dans le cas de l’esclavage ! C’est dans ce type de situation que l’aliénation complète de la force de travail par rapport au travailleur serait en réalité réalisée. Il est symptomatique de l’imaginaire tant des patrons que de certains économistes, qu’ils ne se rendent pas compte de cela.
Mais, de plus, cette « location » de la force de travail ne dit rien du cadre coercitif dans lequel elle prend place. L’employeur va chercher à extraire le plus du travailleur, et pour cela il met en place un cadre réglementaire particulier (les « réglementations d’entreprises ») et il cherche par tous les moyens à ce que les conditions de l’usage de la force de travail dans le temps concédé par le « contrat » soient retirées du cadre légal commun pour être soumis à la « réglementation d’entreprise ». Il faut véritablement n’avoir jamais travaillé en entreprise pour ignorer cela. Cela fait du rapport de force au sein de l’entreprise une question majeure, et ce rapport de force implique que les salariés puissent dans certains cas opposer une législation ou une réglementation nationale pour s’opposer aux possibles abus de la « réglementation d’entreprise ». Aussi, toutes les mesures contenues dans cette loi qui tendent à donner la priorité au cadre de l’entreprise vont-elles dans le sens d’un affaiblissement de ce rapport de force.
De l’unité des travailleurs sur leur lieu de travail
On comprend, de ce qui vient d’être dit, que tout ce qui peut diviser à un moment donné, les travailleurs face à l’entreprise aboutira à une détérioration du rapport de force, et par là même à une détérioration de la situation de tous les travailleurs de l’entreprise. C’est la raison pour laquelle je me suis toujours opposé à l’idée de la « préférence nationale » dans le secteur marchand, telle qu’elle figure dans le programme du Front national.
Mais, la « loi Travail » fait pire ! En effet, l’article n°6 du chapitre 1er (Un préambule pour le code du travail) dit la chose suivante : « La liberté du salarié de manifester ses convictions, y compris religieuses, ne peut connaître de restrictions que si elles sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché. »
Cet article introduit la « question religieuse » dans le cadre de l’entreprise, et créée, par cela, un facteur nouveau de division entre les salariés. La jurisprudence actuelle limite l’expression des préférences religieuses et tend à considérer que l’entreprise fait partie de la sphère « publique » où cette expression doit être strictement limitée. Cette jurisprudence faisait du lieu de travail un lieu de « neutralité » quant à la question religieuse[3. Comme le montrait l’arrêt concernant la crèche « Baby-loup » : http://www.lexpress.fr/outils/imprimer.asp?id=1555869], ce qui était important du point de vue de l’unité des travailleurs. Or, ceci est brutalement remis en cause. Ce qui veut dire que les travailleurs vont se voir classer par « religions », avec les effets que l’on devine, non seulement sur leur capacité à offrir un front commun face à la direction de l’entreprise, mais aussi à l’émergence de préférence cultuelle pour certains postes. Cet article inscrit de fait le communautarisme dans le droit du travail.
C’est donc une attaque générale contre les travailleurs, mais aussi contre les principes de la laïcité, que contient cette loi. Il faut considérer que le vote de cette loi introduit donc les ferments de la division au sein des travailleurs à un degré très supérieur à ce que l’on pouvait craindre avec la « préférence nationale », qui – elle, au moins – ne faisait nullement référence à un choix religieux.
La mobilisation sera politique ou ne sera pas
La troisième précision qu’il convient alors de faire est de rappeler que la mobilisation contre cette loi sera d’emblée politique ou alors ouvrira la voie à tous les reculs et toutes les compromissions possibles. Ce qui est en jeu est affaire de principe et non d’opportunité. Lutter contre la « loi Travail » revient à lutter contre l’Union européenne, contre le « Six-Pack » de la zone euro, mais aussi contre le démantèlement du cadre laïc de notre République. Tels en sont donc les enjeux.
Retrouvez cet article sur le blog de Jacques Sapir.
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