Être un nouvelobs une fois dans ma vie, est-ce possible ?
J’aimerais, moi aussi, ironiser élégamment sur mon aliénation constitutive, sur mon propre fétichisme de la marchandise et sa réification par les forces obscures du marché, puis choisir une destination lointaine dans les pages « Voyage » de mon hebdomadaire préféré. Je voudrais, à mon tour, me sentir mondial, entendre pousser la globalité dans ma tête, parler à la manière de Frédéric Martel, considérer la langue française comme un sabir de transition à l’usage des geeks vieillissants et développer des concepts infantiles sur le mode 2.0 ; me rendre à un concert de Zazie, me mêler à son public de communicants très sympa, y exprimer mon bonheur en sautant sur place et en plaçant ma main devant ma bouche ouverte, dans une communion extatique avec la salle ; entendre jusqu’au bout une allocution de Cécile Duflot sans rire, une déclaration de Mme Voynet sans pleurer ?[access capability= »lire_inedits »], un discours de M. Baupin sans pouffer ; participer à un débat, prolongé d’une collation citoyenne où l’on boit un mauvais champagne tiède servi dans un récipient en matière recyclable, sur le thème de « la nécessité d’une transition foutraque, mais cool, avant l’instauration d’une société réellement écologiste » ; suivre sans m’endormir une brève analyse de Renaud Dély à la télévision ?; subir les imprécations de Noël Mamère sans imaginer de Gaulle à Notre-Dame, le 25 août 1944 ; démontrer en toute occasion l’équanimité de M. Joffrin, radical-socialiste conséquent ; me tenir, comme ce dernier, à égale distance et méfiance de « tous les excès religieux », et mettre en garde mon entourage sur le risque majeur que font courir à l’ensemble du monde aussi bien les catholiques protestataires que les salafistes égorgeurs ; comprendre les affres d’une fidèle auditrice de France Inter, belle et rebelle, qui se déclare déchirée entre les soldes chez Prada et une manifestation en faveur des moines bouddhistes discriminés bien que vivant à plus de 4000 m d’altitude ; subir sans me lasser, pendant un trajet en TGV, les analyses sur l’hyperclasse d’un trader soudainement conscientisé, reconverti dans l’humanitaire « décalé » ; sortir avec une lectrice de Bourdieu, mais ne pas rentrer avec elle ; me mêler à une manifestation en faveur des sans-papiers conduite par Guy Bedos ; trouver les mots qui consoleront Pascale Clark d’être la seule lectrice de ses romans ; lire à voix haute, dans un café-philo, le texte de Nicolas Demorand sur le dernier livre de Christine Angot ; assister à un spectacle où se manifeste courageusement le rire de résistance ; signer une pétition lancée par Annie Ernaux dénonçant la propagation des idées nauséabondes de Richard Millet en milieu aquatique.
Je voudrais, une fois dans ma vie, éprouver des sentiments séquentiels, me reconnaître membre d’une vaste communauté heureuse, qui pratique les relations transversales mais refuse catégoriquement les arguments d’autorité ; me couler dans la fraternité du monde, fluide et vif, tel un participant de ces ballades à rouleurs qui rassemblent, le samedi soir, une population nombreuse, mêlée et fraternelle, sous la conduite de policiers athlétiques, très vigilants aux carrefours, qui rassemblent les joyeux patineurs comme les chiens de troupeau le font des moutons.
Je voudrais, moi aussi, gagner ma part de bienveillance ludique, apporter ma contribution au grand projet de réjouissance et de festivité, « parce que, tu comprends, continuer comme ça, c’est juste pas possible ! » Je souhaiterais abolir les frontières mentales qui me corsètent, combattre le pessimisme qui me rend si antipathique et si laid. J’aimerais être un atome joyeux, une petite unité désirante du grand tout culturel, et, enfin, pencher à gauche avant de tomber.[/access]
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