Il existera toujours des grincheux pour trouver que la mariée est trop belle. Et il existera sans doute toujours des apparatchiks de la finance et de la politique pour regretter que les épargnants choisissent des placements simples, pratiques, de gestion peu onéreuse – tels que le livret A. C’est ce qui se passe actuellement : la toute récente décision de ne pas appliquer la formule de revalorisation du taux, qui aurait conduit à le faire passer de 0,75% à 1%, correspond au désir de certaines autorités (la Banque de France et le ministère de l’Economie, selon Le Figaro) de freiner la collecte, qui a « performé » à 10,2 Md€ durant les 5 premiers mois de cette année.
Petite histoire des livrets d’épargne
Le livret de caisse d’épargne va bientôt fêter son bicentenaire : il a été lancé en 1818, à l’occasion de la création de la Caisse d’épargne de Paris. Sa distribution a longtemps été réservée aux Caisses d’épargne, puis elle a été accordée au Crédit mutuel (sous le nom « livret bleu »), et enfin (en 2009) à toutes les banques. Ses trois caractéristiques principales sont : la disponibilité immédiate des sommes déposées, la fixation du taux d’intérêt par les pouvoirs publics, et l’exonération fiscale (et sociale) des intérêts.
Nous sommes en France, un pays dont les dirigeants se comportent souvent comme s’ils avaient pour devise « pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? » Il a donc été créé en 1983 le CODEVI (Compte pour le développement industriel), devenu en 2007 LDD (livret de développement durable) et cette année LDDS (le gouvernement socialiste en fin de course n’a pas résisté à l’envie d’accrocher au nom de ce livret son adjectif fétiche : « solidaire »). Les caractéristiques du LDDS sont les mêmes que celles du livret A, mais l’utilisation des fonds est différente : les pouvoirs publics en sont en effet restés à l’idée selon laquelle un instrument d’épargne, dès lors qu’il est défiscalisé, doit servir spécifiquement au financement d’opérations déterminées.
Le montant des dépôts est limité, puisque ces formules bénéficient théoriquement ( !) d’un avantage fiscal[tooltips content=’Les intérêts, en France, sont considérés comme des revenus même s’ils ne compensent pas l’inflation, c’est-à-dire la perte de pouvoir d’achat du principal : injusta lex, sed lex ! Encore une injustice et un contresens économique qu’aucun gouvernant ne se soucie de supprimer.’]1[/tooltips]. Le plafond est fixé depuis 2013 à 22 950 € pour le livret A (pour quelle raison n’avoir pas choisi un chiffre « rond » ?). En octobre 2012, le plafond du LDD est brutalement passé de 6 000 € à 12 000€. Ce relèvement a été l’occasion de constater à quel point le livret d’épargne défiscalisé convient aux épargnants : en un mois, la collecte s’est élevée à 12 milliards d’euros !
Pourquoi le succès des livrets A et LDDS pose-t-il un problème ?
Le Figaro du 15 juillet affirme que « le succès du livret A pose un problème », qu’il explique ainsi : « ce succès entre en contradiction avec l’objectif placé très haut dans le programme économique d’Emmanuel Macron et de son gouvernement, d’orienter l’épargne des Français vers l’investissement productif, vers les fonds propres des entreprises et une plus grande prise de risque. » Pourtant, rien n’empêche d’investir une partie de l’épargne-livret dans des entreprises autres que celles du logement social. C’est d’ailleurs ce qui se passe : la Caisse des dépôts effectue des placements financiers avec une partie de cette ressource, dans le but de compenser la rentabilité souvent négative des prêts aux organismes HLM. Ce qui est sage, car prêter à ces organismes ne constitue pas un placement sans risque : ils ne sont pas tous bien gérés, et beaucoup d’entre eux pâtissent d’importants impayés de loyers.
Supposons que les statuts actuels du livret A soient trop rigides pour permettre d’aller assez loin en matière de financement de l’appareil productif privé : qu’est-ce qui empêche de les modifier ? Pourquoi nos dirigeants actuels ne s’orientent-ils pas dans cette voie ? Espérons que leur objectif n’est pas d’influencer le Français moyen pour qu’il s’oriente vers la Bourse et les augmentations de capital de sociétés non cotées : primo, de telles manipulations ne sont pas conformes à l’esprit d’une démocratie ; secundo, une trop forte demande d’actions cotées ne fait que provoquer la hausse des cours, qui ne sont pas clairement sous-évalués actuellement ; tertio, s’il est sain que les personnes qui ont en la matière des talents particuliers investissent dans des TPE et des PME, il serait quasiment criminel d’inciter Monsieur Toulemonde à se jeter ainsi dans la gueule du loup. Il est parfaitement logique que les décisions d’investir en fonds propres soient prises par des professionnels de la Caisse des dépôts, ou d’un autre organisme financier, pour le compte des épargnants qui ont la sagesse de ne pas se mêler directement de ce qu’ils connaissent mal.
Autrement dit, il faut de tout pour faire un monde : des particuliers investisseurs directs qui, mis à part les investissements immobiliers, ne sont logiquement qu’une minorité de la population ; et des ménages qui ne connaissent pas grand-chose à l’entreprise ni aux marchés financiers, mais peuvent financer le système productif de façon indirecte, en alimentant leur livret ou leur assurance-vie.
La stratégie financière de nos dirigeants est inquiétante
Emmanuel Macron a manifesté sa volonté de pénaliser la propriété immobilière en rompant l’égalité qui existe entre elle et les actifs financiers dans la formule actuelle de l’Impôt de Solidarité sur la Fortune (ISF). Il s’agit là d’un dirigisme de très mauvais aloi, et d’un favoritisme injustifiable à l’égard des formes financières du patrimoine au détriment de ses formes immobilières. Cela est grave, car la majorité des ménages comprennent bien ce qu’ils font en achetant un logement, tandis que peu d’entre eux peuvent épargner financièrement de manière avertie : la plupart ont besoin de passer par un intermédiaire de confiance.
La confiance est précisément le sentiment que suscite le livret d’épargne. C’est un instrument financier qui, à la différence de beaucoup d’autres, ne fait pas gagner ceux qui ont le plus de flair, ou de meilleures informations, ou tout simplement de la chance, au détriment de malheureux gogos. La finance a toujours eu tendance à faire une place trop importante aux formules où les uns gagnent ce que les autres perdent ; le livret A est une heureuse exception à cette règle. Il l’est parce qu’il n’est pas soumis aux marchés. Ceux-ci sont utiles, mais ils ne constituent pas l’alpha et l’oméga des échanges. Nous avons besoin d’énormément d’échanges hors marché, basés sur des conventions autres que la loi de l’offre et de la demande dans sa forme la plus basique. Les différentes formes d’échange sont complémentaires ; il n’est pas plus raisonnable de vouloir utiliser seulement des échanges marchands, ou seulement des échanges administrés, que de vouloir se nourrir exclusivement de protéines, ou exclusivement de sucres.
L’incapacité de certains économistes, et de nombreux hommes politiques, à comprendre cela, est tragique. Elle explique non seulement le dédain avec lequel est traitée l’épargne dite « administrée », dont le livret A est le représentant numéro 1, mais aussi la transformation catastrophique de notre système de protection sociale en un État providence où il n’y a plus d’échange. Si le « politiquement correct » parvient à donner au marché le monopole de la finance, comme il est parvenu à évincer l’échange de l’organisation de la protection sociale, avec des prélèvements fiscaux ou quasi-fiscaux n’ouvrant pas de droits, et des droits à prestations attribués presque exclusivement sur critères de besoin, nous irons dans le mur.
Une nouvelle équipe a été portée au pouvoir en France par la désaffection à l’égard des anciennes équipes, désaffection qui a conduit aux dernières élections plus de la moitié des citoyens à ne pas voter ou à voter blanc. Si cette nouvelle équipe accentue encore le parti-pris de réduction de l’échange à sa composante marchande, la France tombera de Charybde en Scylla. Or les signes inquiétants se multiplient : outre la position bête et méchante à l’égard des livrets d’épargne et de la propriété foncière, les coupes qui viennent d’être décidées, pour des raisons budgétaires extrêmement primaires, dans les moyens des fonctions régaliennes – forces armées, justice et police – constituent des nuages qui assombrissent singulièrement les perspectives de notre pays.
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