La France restera une puissance nucléaire : c’est la principale décision suggérée par le comité chargé de suggérer au président de la République une stratégie pour la défense et la sécurité nationales. Et en ces temps de ressources publiques rares, ce choix dicte tous les autres. La priorité accordée à la dissuasion se traduira par une réduction significative des moyens en hommes et en armes. Pas moyen d’y échapper : les capacités conventionnelles de la France feront les frais du maintien de son statut nucléaire.
Le comité du Livre blanc devait répondre à une question qui a tout de la quadrature du cercle : comment une nation de 62 millions d’habitants peut-elle optimiser sa défense et sa sécurité nationales et conserver la plus grande influence possible sur l’échiquier mondial, mais sans y consacrer plus de 2 % de son PIB – soit un peu moins de 40 milliards d’euros par an ?
Trois semaines avant la publication du Livre blanc, le 27 mai, Nicolas Sarkozy avait annoncé la couleur sur RTL en déclarant qu’il ne comptait pas trancher la question du second porte-avions (programme PA2) avant 2011-2012. Autant dire que le Charles de Gaulle restera probablement fils unique jusqu’à la fin de ses jours. Blair et Chirac avaient bien décidé de lui donner un demi-frère franco-britannique mais, l’argent français ne venant pas, les chantiers navals anglais ont commencé à travailler tout seuls.
Michel Rocard ne s’y est pas trompé. Dans le Figaro du 13 juin, il résume ainsi l’alternative ouverte à la politique de défense française : soit elle opte pour un maintien de sa force de frappe avec les efforts financiers que cela suppose (non seulement pour les ogives mais aussi pour les lanceurs, missiles, avions, sous-marins), soit elle adapte ses capacités conventionnelles aux menaces actuelles, option incarnée par le second porte-avions. Père du Charles de Gaulle, l’ancien Premier ministre ne cache nullement sa préférence pour la deuxième option.
Le problème est qu’il n’est pas si simple de définir clairement les intérêts de la France et encore moins les menaces susceptibles de les contrarier.
Depuis une vingtaine d’années, la France connaît une situation sans précédent: ni son intégrité territoriale, ni sa souveraineté ne sont menacées par une puissance étatique. A supposer que la Russie et la Chine constituent un jour un problème militaire, cela n’arrivera pas avant quelques décennies. En revanche, les « entités infra-étatiques », terme qui désigne les groupes terroristes dans le jargon des états-majors et les Etats-voyous, toujours susceptibles de concocter dans leurs arrière-cuisines des armes de destruction massive et les missiles à longue portée qui vont avec, posent un problème autrement plus redoutable. La lutte contre les uns et les autres exige le développement d’une capacité de projection des forces sur des théâtres d’opérations lointains.
Autant dire que l’outil militaire français est largement obsolète : conçu pour faire face à des colonnes de blindés sur un champ de bataille européen, il lui est aujourd’hui demandé d’être en mesure d’agir efficacement (c’est-à-dire à temps et avec la force nécessaire) n’importe où sur la planète – en Afghanistan, au Liban, en Afrique. Il doit également faire face à des conflits d’intensité variés, allant de la guérilla à la guerre conventionnelle de grande intensité et opérer dans des milieux urbains et semi-urbains.
La France est tout à fait en mesure d’adapter ses armées à l’ère du champ de bataille réseau-centré et de la mobilité mondiale. Cependant, même si elle consacrait l’intégralité de son budget défense à la construction d’une telle force conventionnelle, elle serait incapable de mener seule ou en première ligne des opérations telles que la guerre en Afghanistan ou l’occupation de l’Irak – que les Américains eux-mêmes n’ont pas merveilleusement réussie. Autrement dit, même en renonçant à sa dissuasion nucléaire, la France ne pourrait guère prétendre à être plus qu’une puissance conventionnelle importante mais somme toute secondaire. En revanche, elle a tout à gagner à être la seule puissance nucléaire européenne réellement indépendante (la Grande Bretagne achète ses missiles et ogives aux Etats-Unis).
Reste qu’aucun pays ne peut jouer la carte du tout-nucléaire. Il s’agit donc d’optimiser le levier stratégique conventionnel, autrement dit de maximiser la puissance en minimisant les coûts, c’est-à-dire, très concrètement, en réduisant le nombre de régiments et d’avions de chasse. Ce qui suppose sans doute une intégration renforcée aux structures supranationales telles que l’Otan et l’Europe de la Défense. Mieux vaut le savoir, cet aggiornamento a un prix politique, dès lors qu’il passe par le renoncement à une certaine idée de la souveraineté. Après tout, s’il est vrai que, comme on nous le serine, l’unique ambition des Français est d’améliorer leur pouvoir d’achat ou de sauver leurs retraites, on voit mal comment ils consentiraient aux lourds sacrifices qui seraient nécessaires au maintien d’un outil de défense réellement indépendant. Réintégrer l’ensemble des structures militaires de l’Otan, c’est admettre que le roman national tel qu’il existait jusque-là – que d’aucuns qualifient d’illusion gaullienne – n’a plus cours. Quant à l’Europe de la Défense, non seulement elle est loin de la maturité opérationnelle, mais on voit mal comment elle pourrait voir le jour quand les peuples semblent de plus en plus se défier de l’idée même de la puissance. Autant dire que la France, comme ses partenaires, est placée devant des choix douloureux qui touchent à son identité même. Il ne s’agit pas de proclamer que la France n’est plus qu’une voix parmi d’autres dans le concert des nations. Mais, comme le disait le général de Gaulle, « il faut vouloir les conséquences de ce que l’on veut ». On ne peut pas jouir en même temps du frisson de la grandeur et du confort de la torpeur.
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