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Antoine Compagnon: « Mon niveau baisse »

Entretien avec Antoine Compagnon


Antoine Compagnon: « Mon niveau baisse »
Professeur de littérature au Collège de France, Antoine Compagnon a été membre du Haut Conseil de l'éducation de 2006 à 2011 © Hannah ASSOULINE

Le professeur au Collège de France et spécialiste de notre littérature refuse d’idéaliser l’école de la IIIe République, réservée à une élite. Mais ce scientifique de formation déplore la perte des fondamentaux. Y compris chez les professeurs.


Alain Finkielkraut dit que la plus grande « fake news » de ces trente dernières années est « le niveau monte ». Partagez-vous ce diagnostic ?

Antoine Compagnon: C’est difficile à dire. Faute de données chiffrées sur la longue durée, il est impossible de comparer les résultats des élèves qui sortent aujourd’hui du primaire avec ceux de la IIIe République. Certes, les hussards noirs faisaient réussir un certain nombre d’élèves prometteurs, mais à peine 35 % d’une classe d’âge atteignait le certificat d’études entre les deux guerres. Je refuse d’idéaliser l’école de la IIIe République : on y comptait beaucoup de cancres dans le fond de la classe ou d’élèves qui manquaient la classe pour travailler, notamment durant les moissons. Cette école était très inégalitaire, mais on n’en a retenu que les exceptions, ces enfants de paysans devenus instituteurs, puis, à la troisième génération, agrégés comme Pompidou. La grande différence, c’est qu’à l’époque, on pouvait mener une vie normale et trouver un emploi en étant quasi illettré.

Au détour d’un de vos livres, vous notez tout de même que le certificat d’études équivalait largement au niveau actuel du bac !

Antoine Compagnon: Et le bac d’alors valait sans doute bien une licence d’aujourd’hui… mais très peu l’obtenaient ! Les lettres des soldats de la guerre de 1914 nous montrent que ceux qui avaient acquis un certificat d’études à la sortie de l’école primaire écrivaient parfaitement. Ils savaient faire des phrases, décrire ce qu’ils voyaient ; ils avaient une culture qui leur permettait de composer de belles rédactions. Ma grand-mère, qui avait son certificat d’études, disposait d’une culture littéraire et scientifique tout à fait remarquable. Pour lui avoir beaucoup écrit enfant, je puis témoigner de la valeur du certificat d’études avant 1914.

Justement, on a la désagréable impression que le niveau des diplômés s’est affaissé. Au cours de votre longue carrière d’enseignant, l’avez-vous senti ?

Antoine Compagnon: Sur une courte durée, le niveau s’est dégradé pour diverses compétences élémentaires. Aujourd’hui, de nombreux élèves maîtrisent à peine certaines bases au sortir du primaire, comme la règle de trois ou même la division. Et les étudiants qui s’inscrivent en lettres à l’université doivent suivre des cours de remise à niveau en orthographe et composition. Il y a des raisons d’être soucieux pour l’avenir de la culture mathématique et scientifique tout autant que pour la culture littéraire.

Il me faut préciser que vous avancez sur deux jambes : scientifique de formation, diplômé de Polytechnique puis des Ponts et Chaussées, vous avez ensuite bifurqué vers la littérature. Pourquoi êtes-vous plus soucieux de l’avenir des scientifiques ?

Antoine Compagnon: Les petits Français obtiennent de mauvais résultats aux tests PISA portant sur leur niveau en sciences. C’est en partie dû au recrutement des professeurs des écoles – comme on appelle maintenant les instituteurs – qui sont majoritairement issus des filières littéraires. La plupart des futurs enseignants du primaire intègrent les ESPE (ex-IUFM) après une licence littéraire. Ces écoles de formation tentent d’y remédier en leur donnant après coup un minimum de culture scientifique, mais leurs lacunes, ou leur incuriosité, resteront, et elles se transmettront aux élèves.

A lire: Causeur: Le niveau baisse!

Pour enseigner les bases des mathématiques aux enfants, nul n’a besoin d’avoir la médaille Fields !

Antoine Compagnon: Je ne pense pas seulement aux quatre opérations ou à la règle de trois. Ce que nous appelions les « leçons de choses » avait aussi son importance. Jusqu’aux années 1960, beaucoup d’élèves y acquéraient une culture scientifique et une connaissance de l’histoire naturelle. C’était une encyclopédie du vivant. Mais je suis d’un autre monde : en exagérant à peine, je dirais que j’ai tout appris en primaire et jamais rien après, ou quasi rien. À la sortie de l’école primaire dans les années 1950, on était armé pour la vie.

Peut-être parce qu’une sélection draconienne s’opérait à l’entrée au collège. De ce point de vue, l’instauration du collège unique (1975) n’a-t-elle pas été une erreur ?

Antoine Compagnon: Non. Jusqu’à la loi Haby de 1975, il existait en France deux écoles : l’école du peuple et l’école de la bourgeoisie. Il y avait un examen d’entrée en sixième, que j’ai passé en 1960, non sans trembler. Il y avait encore des classes primaires dans les lycées parisiens, ce qu’on appelait le petit lycée. Certains élèves restaient du primaire à la terminale dans le même établissement bourgeois.

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, divers mouvements ont cherché à réduire la fracture entre les deux écoles. Le collège unique l’a fait avec retard, mais non pas le mieux du monde, car la pédagogie ne s’est pas adaptée au nouveau recrutement. On a perpétué la pédagogie du lycée dans le collège unique, alors que le public était beaucoup plus nombreux et très divers. L’enseignement secondaire français n’a pas encore réglé ce problème, qui se répercute au moment de la répartition  entre les filières générale, technique et professionnelle.

En quelques générations, on est en effet passé de 3 % de bacheliers pour une classe d’âge, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, à 15 % en 1967, puis à près de 90 % aujourd’hui. Quel bilan tirez-vous de cette massification ?

Antoine Compagnon: Un bilan globalement positif. Les jeunes bénéficient d’une scolarité de plus en plus longue. Or, le taux de chômage se réduit avec le niveau du diplôme. Dans un pays où la préoccupation de l’emploi est première, la poursuite de l’enseignement secondaire et supérieur est déterminante. Cela dit, il y a d’autres considérations à faire valoir : que vaut aujourd’hui le baccalauréat ?

Bonne question ! Avec près de 90 % de reçus, le bac a-t-il encore un sens ?

Antoine Compagnon: Je suis sceptique. On pourrait en faire l’économie. C’est un rite de passage, mais sa lourde machine semble de plus en plus inutile. D’autant qu’avec les procédures d’orientation comme Parcoursup, presque tout se joue avant le bac.

Nous retombons toujours sur l’écueil de la sélection. Si on supprime le bac, comment réadapter le système universitaire ?

Antoine Compagnon: Je suis en principe opposé à la sélection – le taux de diplômés du supérieur en France reste insuffisant et tout bachelier a droit à une formation post-bac –, mais plutôt favorable à la réforme Orientation et réussite des étudiants (loi ORE, 2018), qui permet une orientation un tant soit peu directive. Grâce à cette réforme, les universitaires peuvent dire aux bacheliers : « On vous prend à condition que vous renforciez vos compétences dans telle ou telle matière de base. » Le gouvernement l’a introduite de manière assez adroite. Si bien que les universités qui n’ont pas joué le jeu ont été boudées par les futurs étudiants.

Toujours dans le souci de mieux orienter les étudiants, j’éprouve quelque regret pour l’ancienne propédeutique, cette première année généraliste à l’université, en vigueur jusqu’au milieu des années 1960. Les bacheliers suivaient une première année de culture générale, alors qu’aujourd’hui seuls les élèves sélectionnés en prépa y ont droit. C’est injuste, car les étudiants des facultés en auraient encore plus besoin. S’essayer à un éventail de disciplines la première année leur permettrait de choisir à meilleur escient leur spécialité. Dans les systèmes où les premiers cycles universitaires sont moins spécialisés qu’en France, comme aux États-Unis ou au RoyaumeUni, les diplômés en lettres trouvent plus facilement un emploi. En France, on a abandonné la propédeutique juste avant 1968, parce que beaucoup y dénonçaient une sélection larvée, pénalisant les nouvelles disciplines (psychologie et sociologie notamment).

Pourquoi ?

Antoine Compagnon: Les résultats de la propédeutique étaient très favorables aux bacheliers classiques, qui avaient fait du latin, aux dépens des bacheliers modernes, alors peu considérés, tout comme les bacheliers techniques ou pros d’aujourd’hui. En faculté des lettres et sciences humaines, la psychologie et la sociologie venaient d’être introduites. Les étudiants de socio à Nanterre, qui devaient faire Mai 68, ont été les tout premiers à échapper au goulot de la propédeutique, laquelle éliminait massivement les bacheliers modernes à l’issue de la première année de fac. L’un des premiers travaux de Pierre Bourdieu porte sur ce sujet.

Il me semblait pourtant que l’école de la République avait amoindri l’importance du latin afin de favoriser l’égalité des chances. Dans votre essai, La IIIe République des lettres : de Flaubert à Proust (Seuil, 1983), vous voyez même un tournant historique dans la création des humanités modernes (1902).

Antoine Compagnon: Ancré de longue date dans notre culture scolaire, le latin avait encore de beaux restes dans l’enseignement supérieur ! Soixante ans plus tôt, en effet, la grande réforme de 1902 a démocratisé l’enseignement secondaire pour compléter les lois des années 1880 sur le primaire  (Ferry) et sur le haut enseignement. Jusqu’en 1902, l’enseignement secondaire restait très élitiste, voire très marqué par l’Ancien Régime. Le latin était au centre des humanités, si bien qu’on obtenait par exemple des points supplémentaires à Polytechnique si l’on en avait fait. Ce sont des professeurs républicains de la Sorbonne, comme Gustave Lanson et Ferdinand Brunot, qui ont préparé la réforme de 1902 pour ouvrir les professions supérieures – médecins, ingénieurs, magistrats – aux élèves de l’école de la République. L’idée était de créer un bac moderne équivalent au bac classique par l’accès qu’il ouvrirait aux différentes facultés. Dès lors, les facultés de médecine acceptèrent des étudiants passés par le lycée moderne et ceux qui n’avaient jamais fait de latin. Ce fut un changement profond.

La survalorisation du latin et l’insistance accordée à la rhétorique qui régnaient jusqu’au début du xxe siècle étaient-elles inadaptées à l’école des masses ?

Antoine Compagnon: Sans doute. Prenons l’exemple des écrivains. En vingtcinq ans, le changement s’est fait de sorte que la littérature n’est plus écrite par des écrivains passés par le lycée classique. Proust, Gide, Claudel, Valéry ont été formés aux humanités classiques pratiquement comme sous l’Ancien Régime. Avec le seul bac, on avait alors une culture d’honnête homme qui valait bien celle d’un agrégé d’aujourd’hui. Vingt-cinq ans plus tard, l’un des premiers écrivains formés par le lycée moderne est André Breton. Ce dernier n’avait pas la culture d’un Proust, qui avait fait des études de philosophie, mais celle d’un bachelier moderne passé par la faculté de médecine.

Première page de la Bible de Gutenberg, imprimée en 1454 à Mayence Bianchetti/Leemage
Première page de la Bible de Gutenberg, imprimée en 1454 à Mayence
Bianchetti/Leemage

De la génération Proust à la génération Breton, en quoi l’enseignement de la littérature a-t-il changé ?

Antoine Compagnon: La réforme de 1902 a historicisé les études littéraires. Avec des manuels comme le Lanson, plus tard le Lagarde et Michard, la République a abandonné l’enseignement de la rhétorique classique au profit de l’histoire littéraire, c’est-à-dire de l’étude du contexte de l’apparition des auteurs et de leurs œuvres.

Cette conception des lettres a prévalu jusqu’aux débuts de la Ve République. Après 1968, vous avez vu la « théorie littéraire » arriver en force dans les écoles. En négligeant les auteurs et les œuvres au profit du signe et de la linguistique, les professeurs ont-ils fait perdre le goût de la littérature à des générations de lycéens ?

Antoine Compagnon: Je ne crois pas, bien que beaucoup soutiennent cette thèse, comme Tzvetan Todorov dans son livre La Littérature en péril (2007). D’autres estiment que ces méthodes formalistes étaient bonnes dans l’enseignement supérieur, mais que, transposées dans l’enseignement secondaire, elles l’ont détérioré. Pour quelqu’un de ma génération, passé par un secondaire style Lagarde et Michard, il n’y avait pas grand-chose à détériorer ! La méthode de la IIIe République avait fini par se pétrifier. Succédant à l’historicisation des études littéraires, l’application du formalisme (les techniques d’analyse des textes promues par Roland Barthes ou Gérard Genette) à la pédagogie du secondaire a représenté un certain retour de cette rhétorique qu’on croyait morte en 1902. Dans les deux cas, c’était une manière d’éviter la littérature.

Que voulez-vous dire ?

Antoine Compagnon: La littérature est difficile à enseigner. Les professeurs ne savent vraiment pas comment faire. Il faudrait se mettre à parler des valeurs, des émotions. C’est risqué, c’est ouvrir la boîte de Pandore. Alors on biaise, on fait autre chose, on raconte la petite histoire des auteurs, ou bien on énumère les figures de la rhétorique et les techniques de la narration. Cela simplifie la vie. La littérature est gênante à l’école, et pas seulement à l’école – partout. Embarrassante, provocante, elle crée du désordre, suscite des débats et des controverses entre élèves…

A lire: Comment l’école charcute la littérature classique

J’imagine mal une bataille d’Hernani déchirer une classe d’aujourd’hui.

Antoine Compagnon: Malheureusement. Mais si l’on se met à faire parler les élèves sur ce qu’ils pensent des textes, comme ils n’auront pas lu la même chose et ne seront pas d’accord, on perdra vite le contrôle de la classe. Dans les années 1960-1970, on est revenu à une pédagogie rhétorique dans l’idée que cette méthode était plus égalitaire, moins socialement discriminante, puisqu’elle faisait abstraction des valeurs, du « capital culturel ». La pédagogie lansonienne se voulait elle aussi socialement neutre en 1902 ! La IIIe République avait déjà voulu neutraliser l’enseignement des lettres.

Mais on ne peut jamais venir totalement à bout des déterminismes sociaux, même par un régime totalitaire !

Antoine Compagnon: En effet, même la sélection par les mathématiques, qu’on pensait moins excluante, n’est pas neutre socialement, puisque les « héritiers » en sortent grands vainqueurs.

À propos des mathématiques, les élèves y emploient actuellement des calculatrices graphiques très poussées. Ce genre d’accessoires numériques les fait-il progresser ou régresser ?

Antoine Compagnon: Tout dépend de ce que les élèves font de l’activité mentale qu’ils épargnent grâce aux outils numériques. Ils ne savent plus faire de règle de trois ni utiliser une règle à calcul comme ma génération : cela représente d’énormes économies pour leur cerveau. S’ils consacrent le temps et l’énergie ainsi épargnés à faire des jeux d’abrutis, cela ne les mènera pas loin. Mais s’ils se mettent à la programmation informatique, suivant le projet d’introduire le numérique dans le primaire et le secondaire, cela leur donnera de nouvelles compétences que ma génération ignore.

D’ailleurs, que pensez-vous de l’utilisation de tablettes numériques et autres outils informatiques à l’école ?

Antoine Compagnon: Traditionnellement, on répond que, dans la Silicon Valley, les grands pontes du numérique évitent d’exposer leurs enfants trop tôt aux écrans. Il serait plus sage d’agir ainsi, de sorte que les enfants sachent qu’il existe un monde réel, et non pas seulement un monde d’écrans. Quand on voit les tout-petits plongés dans le monde numérique, cela peut légitimement inquiéter. Mais soyons prudents : lorsque la plume de fer a remplacé la plume d’oie, la plupart des intellectuels ont protesté, estimant que l’on écrirait sans penser dès lors que l’on n’aurait plus à prendre le temps de tailler sa plume d’oie.

Et avec un livre électronique, lira-t-on mieux (liens, illustrations, notes) ou moins bien Proust à l’avenir ?

Antoine Compagnon: Le livre enrichi est-il un plus ? C’est ambigu. Dès que l’on tombe sur une référence à un tableau, à une citation ou à un air de musique dans la Recherche du temps perdu, aura-t-on immédiatement le réflexe de cliquer ? Il n’est pas mauvais que la première lecture d’un livre se fasse dans l’ignorance et la naïveté. C’est ce qui permet d’imaginer. Pour l’instant, le livre électronique a pris modérément. Son taux de pénétration en France n’est que de 6 à 7 % du chiffre d’affaires de l’édition. Mais dans certains secteurs comme la médecine ou le droit, il atteint 75 % ! Dans ces matières où il faut sans cesse mettre à jour, il n’y a quasi plus de publications de papier.

A lire: Délivrez-nous des livres !

Regrettez-vous l’obsolescence de l’ennui à l’heure des écrans ?

Antoine Compagnon: L’ennui avait l’avantage d’offrir beaucoup de temps que seule la lecture pouvait combler. Aujourd’hui, il faut se battre pour conserver des moments qui ne soient pas constamment interrompus par des sonneries, des vibrations… Je suis écartelé par le « multitasking » et, s’il y a bien un niveau qui baisse, c’est le mien ! Peutêtre que les jeunes générations « natives » du numérique seront capables de lire une longue phrase de Proust et en même temps de cliquer sur un lien vers une activité complètement différente. Je les vois beaucoup plus agiles que moi avec leurs écrans et leurs claviers. D’une manière générale, la lecture est une activité conservatrice, lente, qui nécessite de l’attention, de la solitude, et le livre imprimé y est parfaitement adapté. Mais le livre électronique est idéal quand on voyage.

Le reflux de la lecture, telle que nous l’avons connue de Gutenberg au Livre de poche, annonce-t-elle une mutation anthropologique ?

Antoine Compagnon: Il n’est pas impossible que cette parenthèse dans la longue histoire de l’humanité que représente le livre imprimé soit en train de se clore et que nous allions vers un autre modèle de lecture. Avant Gutenberg, dans les monastères, on lisait beaucoup, mais autrement, parce que l’on n’avait pas tous les livres autour de soi. Peu de gens lisaient, mais ils lisaient intensément, toujours les mêmes textes : la lecture était encore plus attentive ! Après Gutenberg, la lecture est devenue extensive. Pour ma génération, le Livre de poche a été une révolution. Puis, vers 1985, autour de mes 35 ans, j’ai basculé dans le numérique. La transition a été très rapide, à un moment où l’on avait déjà bien profité du monde ancien, du monde du livre, du journal, de la culture imprimée. J’appartiens à une génération qui a eu le meilleur des deux mondes.

Les nouvelles générations d’écrivains semblent bien moins lire que leurs aînés. Cette évolution vous inquiète-t-elle ?

Antoine Compagnon: Les écrivains lisent moins que par le passé, comme nous tous. C’est un obstacle à la perpétuation de la vie littéraire et de ce qu’on appelait la « République des lettres ». Les écrivains de la NRF, Proust, Gide, Valéry, Claudel, étaient des grands lecteurs. Ils se lisaient entre eux, écrivaient sur Montaigne, Goethe, les classiques et les contemporains. Cette tradition est en train de se perdre. Rares sont les écrivains d’aujourd’hui à entretenir pareille familiarité avec toute la littérature de façon à la faire vivre. Mais ne leur jetons pas la pierre, cette tendance est aussi liée à l’absence de demande sociale pour ce qu’ils auraient à dire de la littérature. On ne leur commande plus de préfaces pour les classiques comme cela se pratiquait à la grande époque du Livre de poche, et la presse littéraire s’est réduite.

Dans votre jeunesse, il n’était pas rare qu’un journaliste soit à la fois professeur et écrivain, à l’image de Raymond Aron ou de François Furet. Comment ces trois métiers se sont-ils totalement disjoints ?

Antoine Compagnon: Nos activités se spécialisent de plus en plus. Je l’ai observé à l’échelle de ma carrière universitaire : les exigences du métier sont de plus en plus professionnalisées, normées, cadrées. Pour les classements internationaux, écrire un livre est du temps perdu ; il vaut mieux publier un article dans une revue classée A. Ce repli des universitaires se ressent dans la manière d’écrire de mes collègues plus jeunes. Ils n’ont plus l’habitude, et sans doute plus l’envie ni la capacité, d’écrire pour un public plus large. Quand j’ai appris à écrire, c’était dans des revues généralistes. J’ai publié des travaux savants, mais aussi certains livres à destination d’un public plus vaste, comme Un été avec Montaigne ou Un été avec Baudelaire. C’est une pratique qui se perd, car elle pourrait pénaliser des universitaires plus jeunes dans leur carrière.

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Septembre 2019 - Causeur #71

Article extrait du Magazine Causeur




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est journaliste.

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