C’est une Italie immuable, quasi fantasmée, que les photographes ont immortalisée au tournant du XXe siècle. Les éditions Taschen proposent de revivre le Grand Tour, de Naples à Venise en passant par Rome et Turin, à travers des centaines de photochromes, ces clichés colorés aux nuances infinies.
L’Italie est une jeune nation. Jusqu’à la dissolution de l’empire, en 1918, une bonne part de la péninsule demeure sous influence austro-hongroise. Au tournant du XIXe siècle, descendue des froides contrées germanophones, une haute bourgeoisie cosmopolite prolonge au petit pied la tradition académique du Grand Tour pour hanter les opulents palaces bâtis pour elle seule, dans un pays alors très pauvre et essentiellement rural. Les paysages y sont intacts, les cités multimillénaires des royaumes déchus s’offrent au regard dans leur décor immuable, avant l’ère de l’automobile. Les villégiatures des lacs, des contrées alpines et des rivieras surgissent dans ce paradis agreste ; Venise est encore habitée, à tous les sens du mot.
C’est dans ce contexte qu’il convient de replacer le précieux corpus exhumé sous l’égide des éditions Taschen, sous le titre Italy 1900: A Portrait in Colour – mais qu’on se rassure, les textes et notices figurent, comme toujours chez le fameux éditeur XXL, également en allemand et en français. Quid de ce trésor photographique ? En 1888, après des années d’expérimentation, un conglomérat d’entreprises zurichoises constitue la compagnie Photoglob, dans le dessein de diffuser à grande échelle des panoramas grands formats réalisés à partir d’un procédé de coloration de photographies noir et blanc dûment breveté : le photochrome. Ce sont des clichés à encadrer au mur ou déclinés en cartes postales.
Issues de la collection du regretté Marc Walter, décédé en 2018, grand spécialiste de la photographie ancienne, les centaines de photochromes réunis dans ce beau livre (près de 600 pages et environ cinq kilos !) dévoilent, selon l’auteur Giovanni Fanelli et la documentaliste Sabine Arqué, « un pays récemment unifié, aux différences très marquées d’une région à l’autre, une nation moderne, en partie seulement, qui demeure attachée à des systèmes de production traditionnels, ruraux et artisanaux, et s’oriente à pas mesurés vers l’industrialisation ». Elles n’en visent pas moins « à célébrer les lieux mythiques du Bel Paese consacrés par la tradition pluriséculaire des voyages et par le tourisme contemporain ». En somme, des photos qui idéalisent une Italie faussement éternelle. Prises entre 1889 et 1910, leurs négatifs noir et blanc sont souvent antérieurs à leur production en couleur : d’où l’absence de datation rigoureusement exacte. Par ailleurs, c’est une Italie émondée de la vallée du Pô, ou encore des Pouilles, de la Calabre et de la Sardaigne que documentent ces images. Des régions entières sont négligées, telle la Toscane, au profit des lacs de Lombardie, des Dolomites et du Trentin.
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Nous voilà loin des clichés antiques prosaïquement érotisés du baron von Gloeden sous le ciel sicilien, qui émouvaient tant Roland Barthes. Comme l’écrivent nos deux auteurs, « l’un des motifs de notre fascination émane de la réaction dynamique entre le goût réaliste – voire hyperréaliste – mais uniformisant de la caractérisation esthétique chromolithographique et l’irréductible variété des différences historiques et géographiques ». Autrement dit, selon des focales et des cadrages ultra précis, un personnage ou un élément matériel donne l’échelle pour nous faire entrer dans le paysage. Ensuite, les artisans chromistes réinterprètent les panoramas, les monuments et les espaces urbains pour les unifier sous un vernis à la fois saturé, onctueux et lisse. Telle cette sublime vue de Varenna, sur le lac de Côme, dont la légende renvoie judicieusement à cette belle citation de Barrès extraite de Du sang, de la volupté et de la mort (1894) : « Parfois, dans ces belles journées si lentes, si paresseuses, si bleues, on voudrait que le lac se soulevât un peu : jamais je ne le vis plus bruyant que le froissement de la soie contre une femme. » Un silence pacifié plane sur ces compositions peintes comme des toiles de maître.
Cet ouvrage choisit de les répartir par affinités géographiques. De Turin, Milan et les régions alpines, jusqu’à Palerme et Taormina. En passant par la Vénétie – et Venise, mystérieuse et populeuse, élégante et mondaine, sans vaporettos ni touristes à selfies ; par Trieste – alors occupée par l’Autriche –, Trente et les Dolomites ; par Gênes, Vintimille, San Remo, Portofino ou La Spezia ; ou encore par la Toscane, l’Émilie et l’Ombrie (toutefois peu représentées dans les séries de Photoglob)… Restent Rome et ses environs, immortalisés par ces vues pleines d’étrangeté : tels ce Colisée bucolique et désert ou cette place du Panthéon à peine peuplée de quelques cochers désœuvrés, dont les chevaux patientent sur les pavés anciens.
Certaines images, comme aquarellées ou peintes à l’huile par un coloriste porté sur les tons rouges, procurent une vision fort imaginative de la Ville éternelle.
Les vues du quartier napolitain de Santa Lucia réveillent l’appétit de voir cette ville avant l’invasion de la pizza. Ces tableaux vivants, capturés vers 1880, dévoilent des fabriques de macaronis en plein air, ou un « concours de mangeurs de spaghettis » fixé par l’objectif vers 1890.
En feuilletant cet album, on retrouve le plaisir profond qu’offre la contemplation d’une nature morte ou d’un paysage. Avec en plus, ici et là, ces silhouettes figées dans le décor qui nous rappellent la vie d’un monde disparu, comme on dit, corps et biens. N’est-ce pas là ce que Barthes – encore lui – nommait le « punctum » : ce qui, dans une photo, vous point ?