Quand elle apparaît dans le salon de son hôtel parisien, chaussée d’une paire de bottes cavalières, en gros blouson de cuir et une épaisse natte couleur épi de blé sur les épaules, on a l’impression de se retrouver face à Fifi Brindacier. Malgré ses 59 ans, Lionel Shriver a l’air d’une enfant espiègle, qui ne prend pas très au sérieux le statut d’auteur de best-sellers dont elle jouit depuis la parution de Big Brother et Il faut qu’on parle de Kevin. Filiforme et sportive, diablement drôle, souvent abrasive dans ses propos, elle serait en outre le prototype vivant de Nollie, personnage de son dernier roman Les Mandible. Une famille 2029-2047, à qui on doit la sentence revigorante : « Transgresser une règle par jour éloigne le médecin plus sûrement qu’une putain de pomme. » C’est à prendre au pied de la lettre, vu que Nollie meurt à 103 ans, aux alentours de 2057, dans l’état séparatiste du Nevada où sa tribu s’exile pour échapper au totalitarisme fiscal du reste des États-Unis.
En effet, Les Mandible est une dystopie d’un genre nouveau, qu’on n’oserait qualifier de roman d’anticipation économique par peur que la fiction ne devienne réalité. Située dans un futur éloigné d’à peine treize ans de notre époque, il serait pourtant difficile de refuser à cette saga un lien avec la crise de 2008. « Nous n’avons pas défini ce qui s’est alors réellement passé, parce que probablement ce n’est pas vraiment fini », reconnaît Shriver. C’est ainsi qu’elle expédie ses lecteurs vers un avenir à la fois dangereusement délirant et étrangement familier. Que le président américain soit issu de la minorité hispanique – devenue entre-temps majorité –, ou que la Maison-Blanche communique en espagnol étonne moins que le prix d’une salade : 20 dollars la tête ! Et encore, les choses ne se passent pas si mal quand les dollars restent en circulation.
Ceux qui ont connu l’ex-bloc de l’Est savoureront les passages consacrés à la chasse au papier toilette, produit de luxe partout où l’économie se casse la figure
Transformée en camp de réfugiés, la ville de New York abrite sous des tentes ses propres habitants ruinés, affamés, sinon convertis de force à[access capability= »lire_inedits »] l’autosuffisance alimentaire, pour peu qu’ils aient l’opportunité d’adapter un bout de pelouse à la culture potagère. Ceux qui connaissent d’expérience la pénurie des produits de base dans l’ex-bloc de l’Est apprécieront les passages consacrés à la chasse au papier toilette, produit de luxe partout où l’économie se casse la figure. D’autres évoqueront le destin du Deutsche Mark en République de Weimar, inutilisable même comme combustible. En raison de l’hyperinflation des années 2030, la texture délicieusement duveteuse d’un billet de 100 dollars revêtira, elle aussi, uniquement une valeur sentimentale. Le bancor, la nouvelle monnaie de réserve globale introduite par une coalition de pays sous la tutelle de la Russie, s’imposera sur le marché international. Piqué au vif, le président Alvarado, à l’instar de Roosevelt en 1933, ordonnera aux possesseurs de pièces d’or de les retourner au Trésor américain dans une ultime tentative pour sauver le pays d’un collapsus budgétaire. Les Mandible, qui jusqu’à présent se croyaient relativement à l’abri grâce à la fortune du patriarche du clan, un ancien éditeur de renom dont les talents boursiers et placements juteux semblaient indéfectibles, découvriront la misère. Une fois ses lingots d’or confisqués, Douglas n’aura plus de quoi payer la confortable maison de retraite qu’il habite en compagnie de sa seconde épouse, Luella. Contraints de vivoter les uns sur les autres, les Mandible développeront cependant un sens de la solidarité insoupçonnable, justifiant le propos d’un des leurs : « Les intrigues futuristes parlent surtout de ce que les gens redoutent au présent. Le futur n’est que le dernier monstre caché sous le lit, le grand inconnu. La vérité est qu’au fil de l’histoire, les choses s’améliorent sans cesse. En moyenne, le niveau de vie de la population est en amélioration constante. Lentement mais sûrement, notre espèce devient moins violente. »
Un penchant raciste ?
Reste que The Washington Post ne partage pas cet avis, imputant à la romancière un penchant raciste. Et pour cause ! Lionel Shriver a eu l’imprudence de présenter son seul personnage noir, Luella, en femme atteinte de démence sénile, qu’on attache à une laisse afin qu’elle ne s’égare pas dans le chaos ambiant. « Il me semblait tout à fait crédible qu’en new-yorkais progressiste, Douglas quitte sa femme blanche pour une Afro-Américaine attractive, dont il ne pouvait pas se douter qu’elle perdrait la tête », explique Shriver sans chercher à se défendre. À coup sûr, sa réputation sulfureuse s’en sortira renforcée. Installée depuis trois décennies à Londres, cette fille d’un ministre presbytérien de Caroline du Nord subit régulièrement les attaques de la presse bien-pensante, ne se refusant pas de son côté quelques provocations occasionnelles. Tantôt elle se montre avec un sombrero enfoncé sur la tête, prête à en découdre avec le dernier avatar du politiquement correct connu sous l’appellation d’« appropriation culturelle », dont se sont rendus coupables les étudiants d’un lycée de Brunswick en organisant tout bêtement une soirée tequila. Tantôt elle se fend d’un article étalé sur trois pages du Guardian, rappelant l’essentiel, à savoir la liberté fondamentale des artistes de puiser leur inspiration où bon leur plaît. « Il ne s’agit pas seulement du fait que l’appropriation culturelle est un concept bidon sur le plan intellectuel. Désormais, nous faisons face au problème de la marchandisation des expériences ! D’emblée les écrivains qui se saisissent des sujets éloignés de leur propre vécu passent pour des voleurs au sens littéral du terme car la plus insignifiante des histoires personnelles est vue comme un produit de vente potentiel », enrage-t-elle devant son café crème. Et si le véritable cauchemar à venir n’avait rien à voir avec une nouvelle récession économique, mais plutôt avec l’autocensure ? Les auteurs issus des minorités, quelles qu’elles soient, n’en tireraient pas forcément des bénéfices, en revanche ce qui est certain, c’est que nous en paierons tous un prix exorbitant. Bien que Lionel Shriver ne compte pas sur le franc-parler de Donald Trump pour décrisper l’atmosphère – elle le qualifie sans détour du pire président que les Américains n’aient jamais élus –, sa foi en le pays de toutes les libertés reste néanmoins inébranlable. Et par la bouche d’un membre de la famille Mandible, elle en propose une des plus belles définitions : « Que penses-tu de l’affirmation selon laquelle une société réellement libre est un endroit où quelque chose peut encore rester impuni ? ». À lire et à méditer.[/access]
Lionel Shriver, Les Mandible. Une famille 2029-2047, éditions Belfond, mai 2017.