La romancière américaine, expatriée au Royaume-Uni depuis trente-quatre ans, défend le mâle blanc dans ses chroniques de The Spectator, ainsi que dans son dernier roman, où un sexagénaire se laisse séduire par l’omniprésente culture du sport (Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes, Belfond).
Causeur. Le thème du corps traverse votre œuvre, mais dans ce nouveau roman il prend un aspect eschatologique. D’où vient cette idée ?
Lionel Shriver. Elle m’est venue en lisant un article dans le New York Times sur les ultra-triathlons. Je ne m’oppose pas à ce genre d’événement, mais là où je mets des limites, c’est lorsqu’on y attribue une valeur d’accomplissement moral. Comme dit Serenata dans mon roman, l’épouse de Remington Alabaster, ce sexagénaire inscrit dans un triathlon, l’héroïsme implique qu’on se sacrifie pour autrui, tandis qu’ici il ne s’agit que d’une forme de divertissement. C’est un supplice qu’on a choisi, cela n’améliore ni le monde, ni soi-même. Ce n’est pas en participant à un marathon qu’on devient Jésus-Christ.
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Considérez-vous qu’il s’agisse d’un phénomène d’origine américaine ?
Il a probablement commencé aux États-Unis avant de s’étendre ailleurs. En Australie, les gens portent des vêtements sportifs partout, histoire de faire croire qu’ils vont à la salle de sport ou qu’ils en sortent. À Sydney, au jardin botanique, il y a un escalier de trois ou quatre volets de plusieurs dizaines de marches, et les gens passent leur temps à le monter et à le descendre, en courant, évidemment. On y fait aussi des pompes, des abdominaux et toutes sortes de mouvements en public. Je trouve ça terriblement impudique. C’est moins intense en Grande-Bretagne, mais on voit ce phénomène partout en Occident. Aujourd’hui, être mince est un critère de prestige social. Et la compétition dans ce domaine est la même que dans la vie professionnelle. C’est incroyable comme nous sommes devenus superficiels.
Philippe Muray situe le basculement à un moment précis, en 1786, lorsque les morts du cimetière des Innocents, en plein Paris, ont été transférés vers les catacombes, en périphérie, donnant naissance à une pensée « hygiéniste ». Y a-t-il un rapport avec les triathlons ?
Le rapport à la mort est un élément déterminant pour toute culture. Selon un sondage récent, un tiers des Américains croient que la médecine peut guérir toutes les maladies. Alors que la longévité augmente, les gens commencent à espérer que s’ils vivent suffisamment longtemps, ils verront le jour où l’immortalité deviendra possible. Dans les sports extrêmes, on peut observer un croisement entre les motivations des jeunes et celles des vieux. Si tous s’agitent comme des lapins Duracell, c’est que les premiers se croient immortels et que les seconds croient pouvoir le devenir.
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Vous y voyez un aspect religieux, présent aussi dans le mouvement woke.
Le mouvement woke affiche toutes les caractéristiques d’une religion : les dogmes ne reposent sur aucune évidence scientifique. Pour les Blancs, c’est une forme classique de l’autoflagellation. Le Noir est désormais sanctifié, il est la figure devant laquelle on doit faire une génuflexion. Sans être chrétienne, j’avoue que le christianisme fonctionne bien sur le plan sociétal, contrairement à l’idéologie woke, qui ne prêche pas le pardon. Je la combats dans mes chroniques pour The Spectator, où je perds la plupart de mes batailles. Ce qui me rend malheureuse, ce n’est pas seulement que la cancel culture condamne des gens sur les plans personnel et professionnel, mais qu’elle s’acharne aussi à enlever leurs créations du marché. Je ne veux pas qu’on m’interdise de regarder Rosemary’s Baby : c’est un grand film, et je me fiche de savoir que son créateur est supposé pédophile et violeur.
Les wokes auront raison de votre héros, Remington Alabaster.
Remington était numéro deux du service des transports à Albany, dans l’État de New York. Sexagénaire, il attendait d’être nommé chef mais, lorsque son supérieur est parti à la retraite, il a été remplacé par une femme de 27 ans sans formation dans les transports ni dans l’urbanisme, embauchée du simple fait que ses parents étaient nigérians, et parce qu’on pensait, à tort, qu’elle était musulmane. Remington continue d’occuper son poste jusqu’au jour où il apprend que sa cheftaine a ignoré son rapport sur un projet important pour lui. Il se fâche brièvement et dans son emportement claque sa main sur le bureau de sa supérieure. Elle l’accuse alors d’agression à caractère racial et sexuel. Tout cela est inspiré par un incident similaire qui a eu lieu au Royaume-Uni.
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Remington Alabaster (« albâtre » = blanc) est une figure allégorique. Où se situent les origines du mouvement dont il est victime ?
Le postmodernisme a souvent bon dos. Je crois que son obsession du langage y est pour beaucoup : il a influencé des gens sans qu’ils le sachent. Il y a une déconnexion grandissante entre l’idéologie et la réalité ; les postmodernistes ne croient pas à la réalité, c’est juste une construction. C’est pour cela que ce roman est explicitement sympathique à l’égard des hommes blancs occidentaux, même si je ne crois pas à l’existence d’une telle catégorie. Selon la mythologie, ils ont toujours gouverné le monde, et maintenant c’est au tour des autres. Même si cela est vrai, c’est injuste d’un point de vue générationnel. Je ne crois pas à la culpabilité héréditaire, pourquoi les jeunes hommes d’aujourd’hui devraient-ils payer pour les fautes de leurs pères ? Tout le monde mérite de la sympathie, d’autant plus s’ils n’ont la sympathie de personne. Remington est mon Monsieur Tout-le-Monde blanc. Je suis mariée à l’un d’entre eux et certains de mes meilleurs amis sont des hommes blancs.
Malgré votre défense du Brexit et de l’homme blanc, vous n’avez pas voté pour Donald Trump.
Les républicains ne représentent pas mes opinions. Je suis libérale sur les questions sociétales. Je n’aime pas Donald Trump comme individu, dire qu’il est inarticulé, c’est une litote. Il a desservi des initiatives que je soutenais.
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