Comme la chute des feuilles et la crainte de la canicule, la question des parrainages revient à dates fixes durant les mois qui précèdent les élections présidentielles – et avec elle, la charge rituelle des médias contre le dirigeant du Front National, hier Jean-Marie Le Pen, aujourd’hui sa fille Marine, accusé, à tort ou à raison, de crier au loup alors qu’il serait certain d’obtenir les 500 précieuses signatures… Il n’empêche, il faut bien se poser la question : que penser d’une règle qui, loin de rationaliser le jeu politique, entraîne des perturbations répétées, suscite dans l’opinion publique un sentiment de malaise et fait planer sur le système un risque non négligeable, celui du « séisme », réel ou supposé, qu’entraînerait la non candidature d’une femme pour laquelle souhaite voter 1/5e du corps électoral ? En prenant un peu de champ, on s’aperçoit que la règle actuelle relative aux parrainages est politiquement insoutenable dans son principe tout autant que dans sa pratique.
Dans son principe, ce système conduit en effet à établir, au dessus de la démocratie, un mécanisme qui, au fond, s’apparente au scrutin censitaire.
En 1962, à l’instauration de l’élection du chef de l’État au suffrage universel direct, un système de filtrage avait certes été établi afin d’empêcher que n’importe qui puisse se présenter – ce qui aurait eu pour effet de discréditer cette élection, ses résultats, et l’autorité du Président élu. Il faut bien, explique alors le Général de Gaulle, « éviter l’énergumène qui jettera le trouble ». C’est suivant cette perspective, qu’après avoir songé au chiffre de cinquante parrains, ce qui lui semblait suffisant, il accepte d’aller jusqu’à cent. En revanche, De Gaulle refuse de suivre son Premier ministre, Georges Pompidou, qui suggère de monter jusqu’à mille, deux mille, voire cinq mille parrains, ce qui eût limité les candidatures aux représentants des deux ou trois principaux partis, et assuré leur mainmise sur une élection qui, précisément, visait à limiter leur influence.
C’est pourtant ce qui va arriver au début du septennat du président Giscard d’Estaing, la loi organique du 18 juin 1976 relevant la barre à cinq cents parrainages provenant d’au moins trente départements différents. Si l’on ajoute que ces parrainages sont uniques, publics et qu’ils doivent être recueillis dans un délai très bref, on comprend pourquoi il est désormais impossible de se présenter à la présidentielle si on ne dispose pas, sur l’ensemble du pays, d’un réseau dense et bien implanté au niveau local.
En consacrant la mainmise des grands partis sur l’élection présidentielle, la règle actuelle institue une oligarchie de fait : celle des personnes susceptibles de parrainer un candidat, seules appelées à participer au réel premier tour de l’élection présidentielle. Le suffrage censitaire ancienne manière, tel qu’il fut pratiqué sous la Restauration et la Monarchie de juillet, consistait à distinguer deux catégories de citoyens, les passifs et les actifs, en se fondant sur le montant de l’impôt acquitté, et donc, sur l’importance de la propriété détenue. Il ne s’agissait pas pour autant d’instituer la domination des riches sur les pauvres : en fait, l’idée qui sous-tend ce mécanisme, c’est que les citoyens possédant quelque chose seront vraisemblablement plus compétents que ceux qui n’ont rien. En somme, la richesse est considérée comme une présomption de capacité, la pauvreté étant, à l’inverse, une présomption d’incapacité : comment celui qui n’a (même) pas réussi à s’enrichir, c’est-à-dire, à satisfaire son intérêt privé, pourrait-il sérieusement participer à la détermination de l’intérêt collectif, et au gouvernement de la cité ? Avec le système actuel de parrainage, la distinction ne se fonde plus sur la possession de biens, mais sur celle d’une fonction élective qui vaut brevet de capacité pour celui qui la détient.
La loi électorale de février 1817 octroyait la citoyenneté active à environ 100 000 personnes ; la loi organique de 1976 la limite à environ 47 000 élus. Dans les deux cas, cependant, c’est une même logique qui est à l’œuvre : un système de double présomption, de capacité pour ceux qui figurent sur la liste, et d’incapacité pour les autres, c’est-à-dire, pour les citoyens ordinaires, et en somme, pour le peuple. Sur le plan des principes, c’est-à-dire, au regard de la théorie démocratique, cette solution est évidemment inadmissible : le seul mécanisme défendable serait un parrainage citoyen – en vertu duquel pourraient être candidats tous ceux qui pourraient se prévaloir du soutien d’un certain nombre d’électeurs, suivant des modalités déterminées par la loi. Alors seulement, disparaîtrait l’invraisemblable distinction entre citoyens actifs et citoyens passifs.
Sans doute pourrait-on rétorquer que ce filtrage, contestable dans son principe, n’en est pas moins indispensable en pratique. Cela ne fait aucun doute : si l’on veut que le mécanisme électif puisse fonctionner, il faut de toute évidence limiter le nombre des candidats. Bref, il faut opérer une sélection. Mais ce que l’on constate à ce propos, c’est que le filtre actuel ne remplit plus sa fonction, puisqu’il ne parvient pas à empêcher pas la multiplication des candidatures fantaisistes : en 2002, le moins représentatif des seize candidats, M. Gluckstein, n’eût ainsi aucun mal à réunir très rapidement un nombre de parrainage largement supérieur au chiffre requis, pour n’obtenir en définitive que 0,47 % des voix.
De là, une conclusion difficilement récusable : un mécanisme de filtrage citoyen, beaucoup plus satisfaisant sur le plan des principes, serait aussi, plus efficace sur le plan de la pratique. Et une question : pourquoi cette réforme de bon sens – que prônait déjà le comité Balladur dans son rapport remis en octobre 2007 au président de la République – est-elle toujours en attente ?
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