À quinze ans, je fulminais devant le 14 juillet de Claude Monet… simplement parce qu’il représentait des drapeaux tricolores. Même sous la brosse de mon peintre préféré, le symbole de la nation me semblait indécent, terni par les guerres et la bêtise cocardière. Je rêvais d’un monde sans frontières et, pour commencer, d’une Europe sans frontières qui aurait tiré les leçons de l’Histoire et porté plus haut la civilisation. Dans le « marché commun », une théorie répandue désignait d’ailleurs l’économie comme un simple moyen de bâtir l’union. Touché par la grâce, j’attendais avec enthousiasme la dissolution des politiques nationales dans ce vaste pays, aussi différent de l’Amérique capitaliste que de la Russie soviétique.
À vingt ans j’ai commencé à éprouver quelques doutes, en voyant mon Europe idéale se transformer irrésistiblement en machine administrative, éprise de normes sécuritaires, hygiéniques, commerciales – sans jamais progresser sur la voie promise : celle de la fusion des peuples dans une grande nation européenne. Le projet humaniste piétinait, tandis qu’un autre progressait dans l’ombre, puis se dévoilait lors des débats sur le référendum dit « de Maastricht » : l’Europe des entreprises et de la concurrence, visant seulement l’abolition des frontières économiques, sans rien changer au petit théâtre politique. La politique n’en continuait pas moins à jouer sur le rêve : elle prit même l’habitude de désigner comme pro-européens ceux qui acceptaient tout en vrac, et comme anti-européens ceux qui ne voulaient pas de cette Europe-là.
Quand l’organisation européenne s’est élargie de quinze à vingt-cinq pays, je me suis étonné qu’une décision aussi sérieuse se prenne aussi rapidement et sans aucun débat. En ces heures lyriques de « chute du mur de Berlin », la propagande se faisait sentimentale : les ex-pays communistes longtemps privés d’Europe avaient désormais droit à l’Europe. Peu importaient les buts des uns et des autres : la morale imposait d’élargir les frontières économiques en toute hâte, selon cette science que le plus large est mieux que le plus étroit. Le poids soudain de pays qui semblaient regarder l’Europe comme une marche vers l’Amérique marquait pourtant le triomphe d’une union apolitique (purement économique, étroitement liée à l’OTAN, utilisant l’anglais comme langue de travail) au détriment de l’Europe qu’on nous avait promise (diplomatiquement indépendante, singulière par son système économique et social, comme par ses langues et sa culture). Et, comme il fallait tout accepter pour se dire « pro-européen », la gauche elle-même a foncé vers cet avenir radieux – avant de découvrir que, dans un espace capitaliste sans frontières, les écarts économiques entraîneraient d’abord, pour les classes populaires d’Europe de l’Ouest, un nivellement social par le bas.
Quand j’ai eu quarante ans, Jacques Chirac – dans un soudain élan gaulliste – a tenté de rassembler l’Union dans une position hostile à la guerre d’Irak, correspondant à l’opinion très majoritaire de la population européenne. Comme il admonestait le gouvernement polonais qui, à peine entré dans la communauté, affirmait crânement son « refus de choisir » entre l’Amérique et l’Europe, l’opinion se retourna… contre Chirac. Non seulement la « nouvelle Europe » entendait imposer ses vues aux fondateurs ; mais son statut de victime du communisme lui donnait le droit de leur faire la leçon, sous les applaudissements de Washington… Le président français avait d’ailleurs lui-même approuvé toutes les évolutions passées. Le dernier élan gaulliste n’était que posture d’un milieu politique largement acquis à l’Europe nouvelle.
Je parcourais, cet été, les entretiens entre Alain Peyrefitte et le Général de Gaulle que je voyais, adolescent, comme l’incarnation du nationalisme honni. Au milieu des années soixante, de Gaulle explique – avec une impressionnante lucidité – pourquoi les États-Unis ne veulent pas d’une Europe politiquement forte, et pourquoi les Anglais joueront toujours le jeu américain. A relire ces pages, on comprend l’enchaînement qui, dès 1975, allait définitivement condamner l’idéal européen, puis, à travers la logique d' »élargissement », transformer l’ambition politique en projet capitaliste soumis à d’autres principes : liquidation des services publics, alliance indéfectible avec les USA. Quant à moi, réconcilié avec les belles couleurs de Monet, je songe que, dans ce cette Europe gâchée, la « nation » reste l’un des derniers cadres possibles de souveraineté – comme elle le fut au XIXe siècle face à la tyrannie des Empires ; que face aux dégradations sociales ou écologiques, elle pourrait accueillir une politique et une économie différentes. C’est pourquoi l’Europe administrative s’évertue à rendre caduc cet échelon national – excepté pour le folklore politicien ou sportif.
On peut toujours rêver d’une souveraineté paneuropéenne. Sauf que les décisions qui déterminent l’avenir du continent ne font jamais l’objet de consultations claires. Sommés de voter « pour » l’Europe, les citoyens choisissent-ils, par ce vote, de privatiser les transports publics ou la poste ? Approuvent-ils l’élargissement de l’Union et les délocalisations au détriment des conditions de travail ? Ou l’alignement derrière les Etats Unis au sein de l’Otan ? Refusent-ils toute forme de « protectionnisme » appliquée à l’espace européen, pour défendre son système économique et social (comme le suggère Emmanuel Todd) ? Les scrutins communautaires ne se posent jamais dans ces termes concrets, mais se déploient sur des questions annexes, comme le choix d’une illisible « constitution ». Et lorsqu’un refus se manifeste, malgré tout, l’autorité politique annule fièrement les résultats du scrutin. On se demande toutefois ce qui l’emporte, du cynisme ou de la naïveté, chez les dirigeants de la « vieille Europe » : ils continuent à brandir le rêve humaniste européen, mais agissent avec un masochisme qui les conduits à affaiblir leur prospère social-démocratie et sa place dans le monde.
La crise géorgienne, en août 2008, a illustré l’état de la conscience européenne, et d’abord la soumission aux intérêts américains, lors de la campagne médiatique sur le thème de « l’agression russe ». Aussitôt, la plupart des médias ont accusé Moscou de nationalisme détestable – étant entendu que le seul nationalisme légitime est celui des Etats-Unis qui cherchent continuellement à conquérir de nouvelles marches. Inversement, Le Figaro a montré, par instants, une relative fidélité à l’héritage gaulliste en publiant des articles d’Hélène Carrère d’Encausse ou Marek Halter qui dénonçaient la volonté de domination américaine – cependant que le gouvernement anglais et ceux de l’ancien bloc soviétique, poursuivaient leur provocation envers la Russie, avec le projet des batteries anti-missiles ! Même Nicolas Sarkozy, dans ses sautillements, aura tenté un instant d’incarner la diplomatie traditionnelle de la France, à équidistance des États-Unis et de la Russie… avant de rappeler dans quel camp il jouait, en décidant (toujours sans consultation) du retour de la France dans le commandement de l’OTAN, pour liquider l’hypothèse même d’une indépendance européenne
Le rêve humaniste n’était-il qu’un leurre ? L’Europe des « entreprises » a supplanté l’Europe politique, sociale et diplomatique. L’Europe de l’Euro a symboliquement calqué sa double barre sur celle du dollar ; on y travaille dans un résidu d’anglais tout en pondant de belles déclarations sur le plurilinguisme. Dans ce continent livrées aux folies de la finance et à la déréglementation tous azimuts (même en pleine crise, on rembourse et on continue), les vieux Etats s’agitent dans des postures plus provinciales que nationales. Voilà exactement l’Europe dont je ne voulais pas quand j’avais quinze ans et qui me pose des questions nouvelles : au lieu d’élargir sans relâche, ne serait-il pas temps de rétrécir ? Peut-on imaginer que deux, trois, quatre pays, maîtrisent leur destin en s’unissant autrement – quand tout montre que l’Europe à vingt-cinq s’apparente à une forme de dissolution ? L’Europe ne devrait-elle pas illustrer la diversité des peuples, des langues, des cultures qui la singularisent – au lieu de la raboter continuellement par des normes administratives ? La nation, par ce qu’elle recouvre d’histoire sociale et culturelle, n’offre-t-elle pas un modèle plus stimulant que l’espace mondialisé et ses communautés éprises de reconnaissance ? Une Europe-nation – ou une Europe des nations – unie par un projet politique et diplomatique fort : n’est-ce pas à cette échelle que pourra se manifester une liberté contre l’empire administratif et marchand ? Il faudrait, pour commencer, que les élections de juin offrent au moins la matière d’un débat électoral, permettant aux citoyens de dire l’Union dont ils veulent, au lieu d’approuver des courants politiques sans aucun projet.
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