Je traduis en ce moment, en parallèle, deux œuvres que je crois importantes :
– Du français au chinois, Et tu n’es pas revenu l’émouvant best-seller de Marceline Loridan où elle évoque le destin tragique de son père. J’ai convaincu l’éditeur taiwanais Locus 「大塊出版社」de le publier en chinois.
– Du chinois au français, les sous-titres de : 「尋找林昭的靈魂」XúnZhǎo Lín ZhāoDe LíngHún : À la recherche de l’âme de Lin Zhao, un film de Hu Jie, dont j’ai déjà ici-même, présenté un autre documentaire (sur le premier meurtre de la révo.cul.) Ne pleurez pas sur mon cadavre.
Ce rapprochement a un sens. Marceline Loridan était une lycéenne de 15 ans lorsqu’en 1944 elle fut internée à Drancy puis déportée à Auschwitz- Birkenau. On connaît mal la Shoah à Taïwan et en Chine. Je crois que, malgré quelques livres déjà publiés, le monstrueux système industriel des camps d’extermination nazis y est encore mal compris. J’espère que ma traduction de Et tu n’es pas revenu contribuera à dissiper cette méconnaissance. Et si jamais je lance un jour une version en langue chinoise de mon blog, elle commencera, comme celui-ci, par un hommage au film de Miriam Novitch Ne laissons pas les morts enterrer les morts (dont je suis en train également de traduire en chinois les sous-titres).
Significativement, la responsable des traductions chez mon éditeur taïwanais a eu du mal à comprendre ce qu’était le « matricule tatoué sur le bras des prisonniers ». Dans la Chine impériale, on marquait sur le visage des condamnés un tatouage infamant, qu’on désignait par le verbe / nom 「黥」qíng et j’ai proposé de l’utiliser pour évoquer ce matricule.
En Chine, vers 1953, au moment du « complot [antisémite] des blouses blanches » monté par la propagande du PC de l’URSS et par Staline, la police maoïste commença à vérifier si les quelques rares européen(ne)s marié(e)s à des Chinois étaient d’origine juive. L’amitié sino-soviétique ne laissait rien au hasard.
Marceline Loridan s’est rendue pour la première fois en Chine en 1965, avec son mari Joris Ivens. Elle avait alors une quarantaine d’années et était une admiratrice du régime maoiste. Entre 1971 et 1976, ils tournèrent une série de documentaires « Comment YuGong déplaça les montagnes » que les maoïstes français ont applaudis, que Arte a programmés puis vendus en DVD. Dans de récentes interviews, Marceline Loridan a jeté un regard sans illusions, et sincère sur son passé – maoïste notamment.
Lin Zhao est née en 1932, quatre ans après Marceline Loridan. À 16 ans elle devint une militante communiste, et, après la prise du pouvoir par les communiste en 1949, elle participa aux campagnes d’élimination des propriétaires fonciers. Étudiante, elle a 24 ans quand Mao, que la révolte de 1956 à Budapest inquiétait, tend un piège aux intellectuels chinois : il les invite à s’exprimer sans crainte, avant d’envoyer dans les camps ceux qui naïvement ont cru à sa volonté de réforme et à sa bonne foi. Ce fut le mouvement dit des « cent fleurs ».
Lin Zhao compta parmi les victimes ; mais elle eut la chance d’échapper aux camps et d’être condamnée à la «réforme par le travail» dans son université. En 1960, en liberté conditionnelle pour maladie, elle collabora à une revue qui dénonçait la famine provoquée par « Grand bond en avant » du « Grand timonier ». Elle fut alors condamnée à vingt ans de prison, battue, torturée.
Comme elle écrivait, on la priva de crayon et de papier ; elle rédigea alors sur des lambeaux de chemises et de draps, avec une épingle à cheveu et son sang, des milliers de caractères (qui, miraculeusement, parvinrent à l’extérieur et purent être partiellement édités).
Comme elle criait, elle finit par être ligotée et bâillonnée en permanence : on lui couvrit la tête d’un masque, une sorte de heaume, qu’on ne retirait que pour la nourrir. En 1968, deux ans après le début de la révo.cul. elle fut abattue. Classiquement, ses parents apprirent qu’elle ne reviendrait plus lorsqu’on vint leur réclamer le prix de la balle qui avait servi à l’exécuter.
Après la mort de Mao, la chute de la «bande des quatre» (dont Mme Mao) et le retour au pouvoir de Deng XiaoPing, Lin Zhao fut réhabilitée, mais on découragea ceux qui voulaient écrire sur elle et sur sa mort.
Le 22 mai à 19h45. à la Cinémathèque française (métro Bercy) sera projeté le film de Hu Jie sur Lin Zhao. C’est un film très important : j’invite tous les lecteurs de mon blog à assister à cette projection. Je ne sais pas si Marceline Loridan aura la possibilité d’y venir. Si non, je lui adresserai un DVD. Elle ne m’en voudra pas de la considérer comme une Lin Zhao française, et de penser que si elle était née en Chine, elle aurait connu un destin semblable au sien. Malgré sa résistance, elle serait probablement morte, comme elle, abattue dans un terrain vague près de la prison de ShangHai par des tueurs maoïstes en 1968, ou comme les quatre autres millions de victimes de la révo.cul.
1968, c’est sans doute l’une des années où Marceline Loridan a accompagné Joris Ivens en Chine, pour des repérages, mais sans que ni l’un ni l’autre aient alors compris ce qu’était la révo.cul. dont il filmèrent – non sans difficultés d’ailleurs – à compter de 1971 , un éloge auquel Lin Zhao n’eut pas le loisir d’apporter sa conclusion…
C’est la raison pour laquelle je souhaite, sincèrement et sans arrière-pensée, que Marceline Loridan puisse rédiger un post-scriptum aux deux films de Hu Jie que je vais éditer en français.
*Image : Couverture française du livre Et tu n’es pas revenu & Photo de Lin Zhao.
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