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L’impénétrable Mulholland Drive de David Lynch

Un surprenant film à énigme diffusé sur Netflix


L’impénétrable Mulholland Drive de David Lynch
Capture d'écran du film "Mulholland Drive" © MARY EVANS/SIPA Numéro de reportage : 51288997_000003

Le chef-d’œuvre de David Lynch est rediffusé sur Netflix. Et si son sésame était une Origine du Monde floutée ?


– Toi, tu as revu Mulholland Drive
– A quoi peux-tu dire ça ?
– Tu as les pupilles brillantes, dilatées ; ton souffle est plus long, plus profond ; tu n’es pas vraiment ici, avec moi…
– On ne peut rien te cacher, j’ai succombé à sa rediffusion sur Netflix, un presque rêve pour le revoir dans l’ordre ou le désordre, multiplier les arrêts sur image, pointer les occurrences des objets ou des personnages secondaires. Tu te souviens que Mulholland Drive a d’abord été le pilote d’une série télé refusée par ses commanditaires, puis qu’il s’est gonflé et incarné en film destiné tout naturellement aux salles de cinéma ; le rendu des paysages sonores de Badalamenti ne pouvait qu’aider à l’immersion du spectateur. Le voilà qui renaît sur une plateforme, restauré, parfaitement apte à nourrir l’obsession du passionné qui pourra le décortiquer image par image.

L’actrice porte-t-elle une gaine invisible ?

– Pourquoi ce presque, alors ?
– J’ai failli être abusé devant un plan que j’ai cru retouché, celui où Laura Elena Harring se déshabille dans la pénombre en contrejour avant de rejoindre Naomi Watts au lit. Son pubis retouché a la couleur de la chair ; le sexe n’est pas visible. J’ai un instant pensé que l’actrice portait une gaine invisible qui laisserait curieusement libre les seins, avant de me rappeler les précédents déboires de Splash sur Disney+.
– Mulholland Drive n’est pas n’importe quelle panouille familiale, c’est le plus grand film du XXIème siècle ! Certifié par huissier, ou tout comme. Il est impossible de le défigurer par pudibonderie !!!
– Tu as raison et j’avais tort. Le voile sur le sexe de Rita/Camilla est d’origine, j’ai comparé avec le DVD monochapitré selon la volonté de Lynch. On ne peut s’enfoncer que dans les méandres du récit qu’on ne saurait confondre avec la profondeur de la chair. Ce sexe manquant, occulté, renforce le caractère du double personnage joué par Harring. Pense à sa dernière scène sexuée, la rupture sur canapé avec Betsy/Diane (Naomi Watts). Très prosaïquement, celle-ci pour la retenir se livre à un jeu de mains impliquant la partie préalablement floutée de son amante, cette fois-ci laissée hors champ. A sa moue révulsée, on devine que Rita/Camilla ne consent pas à cette introduction. La génitalité est très contrariante dans Mulholland Drive : par un engrenage étrange, elle mène soit à l’escamotage, soit à la mort. Ses dangers expliquent que l’essence du désir sera mieux représenté par le baiser hollywoodien.  
– Si je te suis, Rita est une page vierge
– Mais Camilla est une page remplie, gribouillée même. Sais-tu pourquoi Lynch a choisi Laura Elena Harring pour le rôle ?
– Parce qu’elle est sublime, parce qu’elle a été Miss États-Unis, parce qu’elle a du sang mexicain ?
– Le sang, tu te rapproches…
– Je donne ma langue au chat ! 
– Je parierais que Lynch a été impressionné par un détail de sa biographie. A douze ans, la voiture des parents Harring a été malencontreusement prise dans une fusillade entre gangs, et Laura Elena a reçu une balle en pleine tête à un millimètre du cerveau.
– Mais alors, elle revient bien des morts !

Comme la Laura de Preminger

– Comme la Laura de Preminger… Lynch aime sonder les têtes au figuré, mais aussi au propre – souviens-toi de Lost Highway, et de sa table base encastrée dans un crâne. Il a dû y voir un signe…
– Quand j’y pense, un filet de sang coule du front de Rita après l’accident en ouverture. Des signes, on en trouve pléthore dans Mulholland Drive. Pontifie sur les détails, tu adores ça !

– Le détail au cinéma, c’est le « punctum » barthien en photographie. Ce qui te « perce » et fait que la photo devient tienne, que tu t’y retrouves.
– Tout le monde se retrouve en Mulholland Drive. C’est d’ailleurs emmerdant d’adorer un film qui plaît à tout le monde.
– Si tout le monde s’y retrouve, c’est que personne n’y comprend rien. Il y a autant d’explications ou de non-explications à Mulholland Drive que de spectateurs. Qui sait si celle qui tient la corde – la première partie rêvée, la deuxième réelle – la tient à bon escient ?
– Et si toutes étaient bonnes et mauvaises à la fois ? Il n’y a pas de réalité une, il n’y a que des réalités autres.
– Je te suis. Lynch est un faux binaire.
– Un non-binaire ?
– Quand même pas ! Choisis un exposant et décline : ternaire, quaternaire, etc. La mise en avant des doubles ou oppositions binaires cache leur démultiplication derrière le rideau par l’intervention des spectateurs, toi, moi, nous. Lynch pousse la direction hitchcockienne du spectateur à ses limites les plus extrêmes. Mulholland Drive est comme le chat de Schrödinger…

Lynch ou la physique quantique

– Un film de Schröndiger ?
– La position d’observateur empêche la pleine connaissance, dont on n’aura que le fumet. Les filles sont vivantes. Mais elles sont aussi mortes. Le rouge triomphe du bleu. Ou le bleu triomphe du rouge. 
– À propos de fumet, pour comprendre Mulholland Drive, pardonne-moi le jeu de mots, il faudrait savoir parler le langage des fumées. Elles sont partout, sortant de la bouche d’Adam Kesher, le metteur en scène dans le film, ou derrière le clochard inquiétant, quand il va libérer, peut-être sans le vouloir, le couple de vieillards-Furies lilliputiens.
– Le paradoxe est que plus on isole de détails, plus le film révèle sa plénitude. Il dégage un sentiment d’unité farouche où le spectateur trouve naturellement sa place. C’est une bulle dans laquelle on peut passer le restant de sa vie à se perdre. Ses arcanes sont profonds comme des divans. 
– Oui… Pourquoi, par exemple, les yeux vairons du tueur sexy deviennent bleus quand il accepte le « contrat » (mais est-ce bien un contrat, d’abord ?)
– Et la première syllabe de la dernière réplique qui est prononcée à l’anglaise, alors que le mot est espagnol : SAÏ-LENCIO ! Une façon de fusionner vocalement les deux femmes dont les langues maternelles sont pour l’une l’espagnol et pour l’autre l’anglais ?
– Qui dit fin dit début, les danseurs de jitterbug s’agitent avant le générique dans un espace pratiquement non-euclidien, ce que soulignent les fondus, superpositions et autres découpes de silhouettes…

– Et le trou de serrure triangulaire de la boîte bleue paraît, selon les plans, changer de place et tourner sur lui même, alors que la serrure est fixe. 
– Un trou noir mouvant…
– Tout ceci n’est déchiffrable qu’après des arrêts sur image, avances ou retours rapide. Mais le streaming ne donnera pas la clé du songe. On ne pénètre dans Mulholland Drive que pour s’y perdre. 

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– C’était post-moderne en 2001, à sa sortie, tu crois ?
– Non, je dirais au-delà du moderne, notamment par son traitement des personnages féminins. Tu retrouves les 3D de la femme dans le cinéma moderne. 
– Les 3D ? 
– Dédoublement (Vertigo), disparition (Psychose, L’Avventura), dissociation (Persona, Cet obscur objet du désir). Et je t’épargne les dizaines de références dont les plus voyantes en cachent d’autres plus secrètes, involontaires ou coïncidences, Dreyer, Chabrol…
– Dreyer ??? Chabrol ???
– Oui, une femme morte et décomposée redevient vivante.
Ordet !
– Johannes, le faux pasteur fou, devient un cow-boy aux sourcils rasés…
– Et Chabrol, quand j’y pense, a réalisé Les Biches qui raconte peu ou prou la même intrigue : une liaison lesbienne débouchant sur un meurtre par jalousie après apparition d’un homme, le chat dans un jeu de filles.
– Pas un chien, plutôt ?
– Trintignant n’a rien du chien, et tout du chat.
– Pour tout dire, je pensais surtout à un plan : quand Naomi Watts engage le simili-tueur au Winkie’s, un client du comptoir la regarde et elle le regarde en retour. C’est l’homme qui meurt dans la première partie à la révélation du clochard invisible dans l’arrière-cour. Mais à l’instant précis où il échange un regard avec Diane, il représente autre chose, une sorte de conscience externe du personnage joué par Naomi Watts. Dans Juste avant la nuit, après avoir assassiné sa maîtresse, Charles (Michel Bouquet) s’apprête à entrer dans un café, quand un barbu roux à casquette se retourne et le fixe longuement sans dire un mot, derrière la porte vitrée. Charles rebrousse chemin : s’il a reconnu en l’homme sa culpabilité, il en a encore peur, une vitre le sépare de la connaissance. Diane n’en est plus là, elle sait pleinement ce qu’elle fait et peut soutenir le regard du client au comptoir.

Verlaine, critique de Lynch

– On pourrait continuer à en discuter des siècles entiers, tu ne crois pas ? 
– Cela n’aurait aucun sens. Personne n’a aussi bien parlé de Mulholland Drive que Paul Verlaine.
– Verlaine ???
– Écoute plutôt : 
« Soyons deux enfants, soyons deux jeunes filles
Éprises de rien et de tout étonnées
Qui s’en vont pâlir sous les chastes charmilles
Sans même savoir qu’elles sont pardonnées. »

– Le pardon serait le silence alors ?
– Chut ! Silencio...



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